En d’autres termes, Alviarin serait bien moins facile à intimider que ses compagnes – si elle était intimidable. Dans son regard, on voyait bien qu’elle tenait Elaida pour son égale, pas pour sa supérieure.
Brisant le silence, quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez ! cria Elaida.
Mince, la peau très pâle, une Acceptée se glissa timidement dans le bureau et s’inclina aussitôt si bas que sa robe blanche à l’ourlet orné de sept bandes de couleur forma comme une corolle autour d’elle. À voir ses yeux bleus écarquillés et sa façon de les garder rivés sur le sol, on pouvait parier qu’elle avait remarqué l’affolement des Aes Sedai qui venaient de sortir. Et quand une sœur quittait un lieu en tremblant, une Acceptée avait toutes les raisons d’y entrer en mourant de peur.
— Mè-mère…, balbutia la jeune femme, maî-maître Fain est ici. Il dit que vous vouliez le voir à cette heure précise.
Tremblant comme une feuille, l’Acceptée toujours inclinée humblement manqua basculer en avant.
— Alors, introduis-le, mon enfant, au lieu de le faire attendre ! s’écria Elaida.
Si elle n’avait pas bloqué le visiteur, la Chaire d’Amyrlin aurait fait écorcher vive la petite dinde. Mais la colère qu’elle ne montrait pas à Alviarin – pas parce qu’elle n’osait pas, mais par intelligence stratégique – devait bien se déverser sur quelqu’un.
— Et si tu n’apprends pas très vite à parler sans bafouiller, une place de souillon de cuisine t’attend, tu peux me croire ! Alors, vas-tu enfin exécuter mes ordres ? Secoue-toi, voyons ! Et dis à la Maîtresse des Novices qu’elle doit t’apprendre à obéir à la vitesse de l’éclair.
L’Acceptée couina quelques mots qui étaient peut-être une réponse adéquate, puis elle sortit sans demander son reste.
Au prix d’un gros effort, Elaida reprit le contrôle de ses nerfs. Elle se fichait que Silviana, la nouvelle Maîtresse des Novices, roue la petite idiote de coups ou se contente de lui faire un sermon. Voyant très rarement des novices ou des Acceptées, sauf lorsqu’elles faisaient irruption dans son bureau, elle s’en fichait comme d’une guigne. En revanche, elle entendait briser Alviarin, et pour ça, elle ne ménagerait pas ses efforts.
Mais d’abord, il fallait s’occuper de Fain. Se tapotant la lèvre du bout d’un index, Elaida repensa à ce petit type maigrichon au nez proéminent. Quelques jours plus tôt, il avait débarqué à la tour vêtu de haillons trop grands pour lui mais qui avaient dû être des vêtements luxueux dans une vie antérieure. Tour à tour arrogant et implorant, Fain avait demandé une audience avec la Chaire d’Amyrlin. À part ceux qui y travaillaient, les hommes s’aventuraient rarement dans le fief des Aes Sedai, sauf sous la contrainte ou poussés par la nécessité. Et ils ne demandaient jamais à voir la Chaire d’Amyrlin. Fain devait être un dément, ou quelque chose comme un idiot du village. Prétendant être originaire de Lugard, au Murandy, il changeait d’accent beaucoup plus souvent que de chemise, et parfois dans la même phrase. Pourtant, il semblait potentiellement utile.
Les yeux rivés sur Elaida, Alviarin affichait toujours sa neutralité glaciale – une lueur, dans son regard, semblait cependant indiquer qu’elle se posait bien des questions au sujet de Fain…
De plus en plus agacée, Elaida faillit s’unir au saidar, la moitié féminine du Pouvoir de l’Unique, pour remettre l’insolente Gardienne à sa place. Mais ce n’était pas la bonne façon de s’y prendre. Alviarin était susceptible de résister, et se battre comme une paysanne qui se roule dans la poussière d’une cour de ferme n’aiderait pas la Chaire d’Amyrlin à asseoir son autorité. Cela dit, Alviarin finirait par se soumettre, comme toutes les autres. Pour l’y encourager, Elaida allait commencer par ne rien lui dire au sujet de maître Fain – à supposer que ce soit le vrai nom du visiteur.
Padan Fain chassa de ses pensées l’Acceptée surexcitée et entra dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin. Bien sûr, il se serait volontiers régalé de cette petite idiote – il adorait voir ses proies battre des ailes comme un oiseau qu’on serre dans son poing –, mais il avait pour l’instant d’autres priorités, autrement plus sérieuses. Joignant les mains, il inclina humblement la tête – juste ce qu’il fallait, cependant. Les deux femmes qui l’attendaient, occupées à se défier du regard, ne parurent pas s’aviser de sa présence.
Fain se frotta vigoureusement les mains – tout ce qu’il pouvait faire pour s’empêcher d’en tendre une afin de caresser du bout des doigts la tension qui régnait entre les deux sœurs. Dans la Tour Blanche, la division et la tension étaient partout, et Fain s’en félicitait. Ces points faibles, très faciles à exploiter, joueraient en sa faveur…
En arrivant, Fain avait été surpris d’apprendre qu’Elaida avait pris le pouvoir. Une bonne nouvelle, toutefois. Sur bien des points, avait-il entendu dire, la nouvelle dirigeante était bien moins coriace que sa devancière. Plus dure, sans doute, et plus cruelle, mais également bien plus fragile. En d’autres termes, difficile à faire plier, certes, mais susceptible d’être brisée plus aisément. Bon à savoir, si l’une ou l’autre action devenait nécessaire. Cela dit, aux yeux de Fain, une Aes Sedai – fût-elle la Chaire d’Amyrlin – ressemblait à toutes les autres Aes Sedai. Des idiotes. Dangereuses, à l’occasion, mais assez stupides pour faire de parfaites dupes.
Lorsque les deux sœurs s’aperçurent enfin qu’elles n’étaient plus seules, la Chaire d’Amyrlin cilla comme si elle détestait être surprise. La Gardienne des Chroniques, en revanche, ne broncha pas.
— Tu peux te retirer, maintenant, ma fille…, dit Elaida.
Quelle manière perfide d’accentuer le « maintenant » ! La tension, oui. Les failles du pouvoir… Des sillons où il serait enfantin de semer de mauvaises graines. À la dernière seconde, Fain parvint à s’empêcher de ricaner.
Alviarin hésita, puis elle se fendit d’une esquisse de révérence et sortit en trombe de la pièce, gratifiant Fain d’un regard glacial, neutre et pourtant très troublant. D’instinct, le petit homme recula et rentra la tête dans les épaules. Puis il adressa au dos de la sœur un demi-rictus vengeur. Parfois, l’espace d’un instant, il avait le sentiment que cette femme en savait trop long sur lui. Pourquoi, il n’aurait su le dire. C’était sans doute à cause de son masque qui ne changeait jamais.
À ces moments-là, Fain aurait aimé faire rendre gorge à l’arrogante Aes Sedai. La voir trembler de peur… L’entendre crier de douleur… Ou implorer pitié…
Mais ses angoisses étaient sans fondement, ça ne faisait aucun doute. Cette femme ne pouvait rien savoir du tout. Allons, un peu de patience, et il en aurait fini avec elle et sa maudite impassibilité.
Dans ses salles au trésor, la tour contenait des artefacts qui valaient bien un peu de patience, justement. Le Cor de Valère s’y trouvait, ce légendaire instrument conçu pour réveiller les héros morts afin qu’ils participent à l’Ultime Bataille. La plupart des Aes Sedai l’ignoraient, mais Fain était un maître dans l’art de lever les lièvres. La dague aussi était ici. À l’endroit même où il se trouvait, il sentait l’attraction que cette arme exerçait sur lui. S’il l’avait voulu, il aurait pu tendre un bras pour indiquer où elle était. Cette dague lui appartenait, mais les Aes Sedai la lui avaient volée pour la cacher dans leur tanière. S’il récupérait son bien, toutes les souffrances de Fain seraient comme effacées. Il n’aurait trop su dire comment, mais il en avait la certitude. Ainsi, il ne porterait plus le deuil d’Aridhol. Car y retourner était hors de question. Risquer d’y être de nouveau piégé ? Impensable ! Après un si long emprisonnement, qui aurait voulu remettre ça ?
Bien entendu, plus personne n’appelait la cité Aridhol, désormais. Shadar Logoth… L’Attente des Ténèbres… Un nom adapté. Tant de choses avaient changé, à commencer par lui-même. Padan Fain… Mordeth… Ordeith… Souvent, il ne savait plus quel nom était vraiment le sien – ni qui il était, pour être franc. En tout cas, il ne correspondait en rien aux idées qu’on se faisait de lui. Ceux qui croyaient le connaître se trompaient lourdement. Et il était transfiguré, à présent. Investi d’une force qui le dépassait et qui dominait tout autre pouvoir. Tous ces gens paieraient cher pour le savoir, au bout du compte…