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Au travers de l’espace ils s’enfoncent tous deux,

Et foulent l’infini d’un sabot hasardeux.

Le cavalier promène un sabre qui flamboie

Sur les foules sans nom que sa monture broie,

Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,

Le cimetière immense et froid, sans horizon,

Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,

Les peuples de l’histoire ancienne et moderne.

LXXII. – Le mort joyeux

Dans une terre grasse et pleine d’escargots

Je veux creuser moi-même une fosse profonde,

Où je puisse à loisir étaler mes vieux os

Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.

Je hais les testaments et je hais les tombeaux;

Plutôt que d’implorer une larme du monde,

Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux

À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

Ô vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,

Voyez venir à vous un mort libre et joyeux;

Philosophes viveurs, fils de la pourriture,

À travers ma ruine allez donc sans remords,

Et dites-moi s’il est encor quelque torture

Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts!

LXXIII. – Le tonneau de la haine

La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes;

La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts

À beau précipiter dans ses ténèbres vides

De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,

Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts,

Quand même elle saurait ranimer ses victimes,

Et pour les pressurer ressusciter leurs corps.

La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne,

Qui sent toujours la soif naître de la liqueur

Et se multiplier comme l’hydre de Lerne.

– Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,

Et la Haine est vouée à ce sort lamentable

De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table.

LXXIV. – La cloche fêlée

Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,

D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,

Les souvenirs lointains lentement s’élever

Au bruit des carillons qui chantent dans la brume,

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux

Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,

Jette fidèlement son cri religieux,

Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente!

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis

Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,

Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie

Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,

Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.

LXXV. – Spleen

Pluviôse, irrité contre la ville entière,

De son urne à grands flots verse un froid ténébreux

Aux pâles habitants du voisin cimetière

Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

Mon chat sur le carreau cherchant une litière

Agite sans repos son corps maigre et galeux;

L’âme d’un vieux poète erre dans la gouttière

Avec la triste voix d’un fantôme frileux.

Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée

Accompagne en fausset la pendule enrhumée,

Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums,

Héritage fatal d’une vieille hydropique,

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours défunts.

LXXVI. – Spleen

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,

De vers, de billets doux, de procès, de romances,

Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

C’est une pyramide, un immense caveau,

Qui contient plus de morts que la fosse commune.

– Je suis un cimetière abhorré de la lune,

Où comme des remords se traînent de longs vers

Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

Où gît tout un fouillis de modes surannées,

Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,

Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,

Quand sous les lourds flocons des neigeuses années

L’ennui, fruit de la morne incuriosité,

Prend les proportions de l’immortalité.

– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante!

Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche

Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

LXXVII. – Spleen

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,

Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,

S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.

Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,

Ni son peuple mourant en face du balcon.

Du bouffon favori la grotesque ballade

Ne distrait plus le front de ce cruel malade;

Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,

Et les dames d’atour, pour qui tout prince est beau,

Ne savent plus trouver d’impudique toilette

Pour tirer un souris de ce jeune squelette.

Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu

De son être extirper l’élément corrompu,

Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,

Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,

Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété

Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.

LXXVIII. – Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,

Où l’Espérance, comme une chauve-souris,

S’en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D’une vaste prison imite les barreaux,

Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie

Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

Ainsi que des esprits errants et sans patrie

Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme; l’Espoir,

Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

LXXIX. – Obsession

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales;

Vous hurlez comme l’orgue; et dans nos cœurs maudits,

Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,

Répondent les échos de vos De profundis.

Je te hais, Océan! tes bonds et tes tumultes,

Mon esprit les retrouve en lui; ce rire amer

De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,

Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Comme tu me plairais, ô nuit! sans ces étoiles