La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phœbé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.
X. – Les yeux de Berthe
Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,
Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s’enfuit
Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit!
Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres!
Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,
Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques
Où, derrière l’amas des ombres léthargiques,
Scintillent vaguement des trésors ignorés!
Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes
Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi!
Leurs feux sont ces pensers d’Amour, mêlés de Foi,
Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.
XI. – La rançon
L’homme a, pour payer sa rançon,
Deux champs au tuf profond et riche,
Qu’il faut qu’il remue et défriche
Avec le fer de la raison;
Pour obtenir la moindre rose,
Pour extorquer quelques épis,
Des pleurs salés de son front gris
Sans cesse il faut qu’il les arrose.
L’un est l’Art, et l’autre l’Amour.
– Pour rendre le juge propice,
Lorsque de la stricte justice
Paraîtra le terrible jour,
Il faudra lui montrer des granges
Pleines de moissons, et des fleurs
Dont les formes et les couleurs
Gagnent le suffrage des Anges.
XII. – Bien loin d’ici
C’est ici la case sacrée
Où cette fille très parée,
Tranquille et toujours préparée,
D’une main éventant ses seins,
Et son coude dans les coussins,
Écoute pleurer les bassins;
C’est la chambre de Dorothée.
– La brise et l’eau chantent au loin
Leur chanson de sanglots heurtée
Pour bercer cette enfant gâtée.
Du haut en bas, avec grand soin,
Sa peau délicate est frottée
D’huile odorante et de benjoin.
Des fleurs se pâment dans un coin.
XIII. – Recueillement
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,
Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant;
Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
XIV. – Le gouffre
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas! tout est abîme, – action, désir, rêve,
Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres!
XV. – Les plaintes d’un Icare
Les amants des prostituées
Sont heureux, dispos et repus;
Quant à moi, mes bras sont rompus
Pour avoir étreint des nuées.
C’est grâce aux astres nonpareils,
Qui tout au fond du ciel flamboient,
Que mes yeux consumés ne voient
Que des souvenirs de soleils.
En vain j’ai voulu de l’espace
Trouver la fin et le milieu;
Sous je ne sais quel œil de feu
Je sens mon aile qui se casse;
Et brûlé par l’amour du beau,
Je n’aurai pas l’honneur sublime
De donner mon nom à l’abîme
Qui me servira de tombeau.
XVI. – Le couvercle
En quelque lieu qu’il aille, ou sur mer ou sur terre,
Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,
Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,
Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,
Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
Partout l’homme subit la terreur du mystère,
Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.
En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l’étouffe,
Plafond illuminé par un opéra bouffe
Où chaque histrion foule un sol ensanglanté;
Terreur du libertin, espoir du fol ermite:
Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.
Les Épaves
I. – Le coucher du soleil romantique
Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,
Comme une explosion nous lançant son bonjour!
– Bienheureux celui-là qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve!
Je me souviens! J’ai vu tout, fleur, source, sillon,
Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite…
– Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon!
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
L’irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
II. – Sur le Tasse en prison D’Eugène Delacroix
Le poète au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son âme.
Les rires enivrants dont s’emplit la prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison;
Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.
Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,
Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
III. – L’imprévu
Harpagon qui veillait son père agonisant,
Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches:
«Nous avons au grenier un nombre suffisant,
Ce me semble, de vieilles planches?»
Célimène roucoule et dit: «Mon cœur est bon,
Et naturellement, Dieu m’a faite très belle.»
– Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon,
Recuit à la flamme éternelle!
Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,