— « Vous avez peut-être raison. Toujours est-il que, depuis la création de cette réserve, j’ai versé de l’argent à différentes personnes sur la suggestion de celui qui, si ça se trouve, occupe mon esprit. »
Je le dévisageai. Il était inconcevable que l’on puisse parler avec une telle tranquillité d’une personnalité inconnue partageant votre esprit !
« Cela représente un coquet petit capital, » poursuivit-il placidement, « même compte tenu des prélèvements que j’ai effectués. Depuis que ce mystérieux inconnu est associé avec moi, tout ce que je touche paraît se transformer en or. »
— « Vous prenez un gros risque en me racontant tout cela. »
— « Non. Vous n’en parlerez pas : on vous rirait au nez et personne ne vous croirait… Allons, Brad, ne faites-pas l’imbécile. Mettez cette enveloppe dans votre poche. Et revenez me voir un de ces jours. J’ai l’impression que nous avons beaucoup de choses à nous dire. »
Je pris l’enveloppe et la fourrai dans ma poche.
— « Merci, Mr Sherwood. »
— « Il n’y a pas de quoi. »
Il me tendit la main. « À bientôt, Brad. »
Chapitre 4
Contrairement à mon attente, Nancy n’était ni dans le hall ni sur la véranda. Peut-être s’était-elle fatiguée d’attendre. J’étais resté si longtemps avec son père…
La lune brillait dans le ciel sans nuages. Aucun souffle n’agitait l’air. Je m’arrêtai en bas des marches et contemplai le paysage. Les grands chênes immobiles ressemblaient à des sculptures. J’eus soudain l’impression de me trouver au milieu d’un cercle enchanté. Ces arbres fantomatiques, sentinelles mélancoliques, ce clair de lune, ce silence d’attente, cette odeur quasi imperceptible qui montait du sol, étrangère ― tout cela ne semblait pas appartenir à la Terre.
Et puis le charme fut brisé, le décor redevint familier et un frisson fit palpiter la nuit d’été. Frisson de déception, peut-être. Déception d’avoir été chassé du pays des merveilles, de savoir qu’il n’existait pas de royaume des rêves, de sentir le ciment sous mes pieds, de voir que les chênes noyés d’ombre n’étaient que des chênes et non des monuments sculptés.
Je me secouai comme un chien s’ébrouant au sortir de l’eau et repris mes esprits. Je pris ma clé de voiture, ouvris la portière. J’étais déjà presque assis quand je la vis, installée dans le fauteuil du passager.
— « J’ai cru que tu ne sortirais jamais, » dit-elle. « De quoi avez-vous pu parler si longtemps, père et toi ? »
— « D’un tas de choses. Des choses sans grande importance. »
— « Vous vous voyez souvent ? »
— « Non, pas trop. »
Quelque chose m’avait retenu de lui dire que c’était la première fois que j’avais eu une conversation avec son père. À tâtons, j’insérai la clé de contact dans la serrure.
— « Je t’emmène prendre un verre quelque part ? »
— « Non. Je préférerais rester là à bavarder. Il fait si beau. C’est rare, un tel silence. »
— « Tout à l’heure, en sortant de chez toi, j’ai cru que je me trouvais transporté au pays des merveilles. Un véritable enchantement ! Mais cela n’a pas duré. Le clair de lune, un léger parfum qui montait de la terre… »
— « C’étaient les fleurs, » dit-elle.
— « Quelles fleurs ? »
— « Ces fleurs ravissantes que ton père cueillait je ne sais où dans les bois. Il y en a tout un parterre au bord de l’allée. »
— « Vous en avez aussi ? Eh bien, il faut croire que tous les habitants de Millville ont leur plantation ! »
— « Ton père était un homme adorable. Quand j’étais petite, chaque fois qu’il me rencontrait, il m’en donnait une ou deux. »
Un homme adorable… Oui, c’était une définition qui pouvait lui convenir. Un type fort, étrange, et, en dépit de cette force et de cette étrangeté, un homme très doux. Un homme qui connaissait les plantes. Je me rappelais ses tomates. Personne n’en avait d’aussi belles. Un jour, il était allé en apporter quelques plants à la veuve Hicklin, à Dark Hollow, et il était revenu avec une poignée de bizarres fleurs sauvages, des fleurs pourpres qu’il avait cueillies au bord de la route. Ni lui ni personne n’en avait jamais vu de semblables. Il les avait repiquées, elles s’étaient épanouies sous ses soins et, aujourd’hui, il n’y avait guère de jardins dans Millville où l’on ne trouvait pas quelques fleurs pourpres.
— « Il n’a jamais su à quelle espèce appartenaient ces fleurs ? » demanda Nancy.
— « Non. »
— « Il aurait dû en envoyer un spécimen à l’université. »
— « Il en parlait de temps en temps mais il ne s’y est jamais décidé. Il était trop occupé avec la serre. »
— « Toi, l’horticulture ne t’emballait pas, n’est-ce pas ?
— « Ce n’est pas la question. Mais je n’ai pas la main. J’étais incapable de faire pousser quoi que ce soit. »
Elle s’étira.
— « Ce que c’est bon d’être de retour ! Je crois que je vais rester quelque temps. Cela fera du bien à père d’avoir quelqu’un auprès de lui. »
— « Il m’a dit que tu voulais te lancer dans la littérature. »
— « Il t’a dit ça ? »
— « Oui. Mais un peu comme s’il commettait une indiscrétion. »
— « Bah ! Ce n’est pas bien grave. Seulement, c’est une chose dont il vaut mieux ne pas parler prématurément. Je ne veux pas être de ces pseudo-intellectuels qui n’achèvent jamais ce qu’ils commencent, qui s’étendent sans fin sur tout ce qu’ils vont écrire – et qui reste éternellement à l’état de projet. »
— « Quand tu t’y mettras, de quoi parleras-tu ? »
— « De Millville. De la ville et de ses habitants. »
— « Il n’y a rien à dire sur Millville ! » protestai-je.
Elle éclata de rire. « Oh si ! D’abord, il y a tant de personnalités ! Et tant de personnages étonnants ! »
Je la regardai avec ébahissement.
— « Des personnalités ? »
— « Bien sûr. Belle Simpson Knowles, la grande romancière, Ben Jackson le célèbre avocat, John Hartford qui dirige la section historique de… »
Je l’interrompis : « Mais ils ont tous quitté Millville pour se faire un nom ailleurs et la plupart n’y ont jamais remis les pieds. »
— « C’est quand même à Millville qu’ils ont débuté. La liste est encore longue. Cette petite ville a produit plus de grands hommes que n’importe quelle bourgade de même importance. »
— « Tu en es sûre ? » J’étais amusé mais je ne voulais pas me moquer d’elle.
— « Il faudra vérifier mais il y a eu beaucoup de gens illustres. »
— « En tout cas, pour ce qui est des personnages, je crois que tu as raison. Millville en a sa part ! Stiffy Grant, Floyd Caldwell, Higgy notre maire… »
— « Ce ne sont pas réellement des personnages et j’ai eu tort d’employer ce mot. Ce sont des individualistes. Ils se sont développés dans une atmosphère de liberté sans avoir à se plier pour se conformer à un moule rigide, de sorte qu’ils ont pu être eux-mêmes. C’est peut-être dans les petites agglomérations comme la nôtre que l’on trouve encore des êtres humains dont l’épanouissement n’a pas été entravé. »
Je trouvais les propos de Nancy ahurissants. Personne ne m’avait encore jamais dit que Higgy Morris était un individualiste. Ce n’était qu’un crâneur tout gonflé de son importance. Et Hiram Martin ! Un individualiste, lui ? Allons donc ! Un sale petit bagarreur qui était devenu un flic stupide !