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Je m’agenouillai et le mis sur le dos. Son visage était marbré et enflé, sa respiration saccadée, mais son haleine ne fleurait pas l’alcool.

— « Brad ? » marmonna-t-il. « C’est toi, Brad ? »

— « Oui. Ne t’en fais pas, je vais m’occuper de toi. »

— « Ça s’approche, » dit-il dans un souffle. « C’est pour bientôt. »

— « Qu’est-ce qui s’approche ? »

Il ne put me répondre. C’était comme s’il avait eu une crise d’asthme : les mots s’étranglaient dans sa gorge.

Je me précipitai dans la salle de séjour, cherchai le numéro de téléphone du Dr Fabian. J’espérais bien qu’il était chez lui. Quand il était absent, on ne pouvait pas compter sur sa femme pour répondre. Elle était arthritique et elle avait toutes les peines du monde à se déplacer.

Je poussai un soupir de soulagement en entendant la voix du Dr Fabian.

— « Docteur, Stiffy Grant est chez moi et il n’a pas l’air d’aller très fort. »

— « Il est sans doute ivre. »

— « Non, il n’a pas bu. En rentrant, je l’ai trouvé affalé sur une chaise en train de débiter des insanités. »

— « Quel genre d’insanités ? »

— « Je ne sais pas. Des trucs sans queue ni tête. Quand il réussit à parler. »

— « Bon, j’arrive tout de suite. »

Le docteur Fabian était un homme sur lequel on pouvait compter. Il se déplaçait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il vente.

Je regagnai la cuisine. Stiffy s’était couché sur le côté. Il se tenait toujours le ventre et son souffle était haletant. Je décidai d’attendre l’arrivée du toubib pour le bouger.

Je ramassai l’objet qui était tombé de sa poche : c’était un anneau auquel étaient enfilées une demi-douzaine de clés. Que pouvait-il bien faire de toutes ces clés ? Sans doute ce trousseau lui donnait-il un sentiment d’importance.

Je m’approchai de lui. « J’ai téléphoné au docteur. Il est en route. »

Il n’eut pas l’air de m’entendre. Il toussa, crachota et finit par bredouiller dans un souffle, d’une voix entrecoupée : « Je ne peux plus rien faire. Tu es tout seul. »

— « De quoi parles-tu ? » fis-je avec toute la douceur possible. « Que veux-tu me dire ? »

— « La bombe… La bombe. Ils lanceront la bombe. Il faut que tu les en empêches. »

Je n’avais pas eu tort de dire au docteur qu’il perdait les pédales. Celui-ci ne tarda pas à arriver. Il posa sa trousse, s’agenouilla à côté de Stiffy et lui remonta la manche.

— « Comment ça va, Stiffy ? »

Stiffy ne répondit pas.

— « Il a perdu connaissance, » murmura Fabian.

— « Il y a une minute, il me parlait encore. »

— « Que disait-il ? »

— « Il radotait, » répondis-je en secouant la tête.

Le toubib prit son stéthoscope, ausculta Stiffy, lui souleva la paupière. Il se releva lentement.

— « Qu’est-ce qu’il a, docteur ? »

— « Je ne sais pas. Il est en état de choc. Il faut le conduire à l’hôpital d’Elmore. Vous avez le téléphone ? »

— « Oui. À côté. »

— « Je vais appeler Hiram. Il nous conduira tous les deux. Auriez-vous des couvertures ? » ajouta-t-il en se dirigeant vers le living.

— « Oui. Je vais en chercher. »

— « Il est préférable qu’il soit au chaud. »

Quand je revins dans la cuisine avec les couvertures, Fabian avait passé son coup de téléphone. Nous enveloppâmes Stiffy comme une momie. Il était flasque, aussi passif qu’un nourrisson, et son visage était moite de sueur.

— « Je me demande comment il fait pour tenir le coup avec le genre de vie qu’il mène, » dit le toubib. « Il habite un gourbi au bord des marais, il boit toutes les cochonneries qu’il peut trouver et c’est tout juste s’il s’alimente. Et quand on pense à ce qu’il mange ! Il y a bien dix ans qu’il n’a pas pris de bain. C’est incroyable, » ajouta-t-il avec une soudaine irritation, « de voir à quel point certaines gens négligent leur santé. »

— « D’où vient-il ? J’ai toujours pensé qu’il n’était pas d’ici mais je l’ai toujours vu à Millville. »

— « Il est arrivé un jour, il y a trente ans de cela… Peut-être davantage. Il était tout jeune, à l’époque. Il bricolait par-ci par-là mais personne ne lui prêtait beaucoup d’attention. Les gens pensaient sans doute que le vent qui l’avait apporté le remporterait. Et puis il est resté. Peut-être parce que l’endroit lui plaisait ou qu’il n’avait pas assez de jugeote pour ficher le camp ailleurs. » Le docteur Fabian se tut quelques instants avant de reprendre : « À votre avis, pourquoi est-il venu chez vous, Brad ? »

— « Je n’en ai aucune idée. Nous nous sommes toujours bien entendus, tous les deux. De temps en temps, on va pêcher ensemble. Si ça se trouve, il a eu un malaise juste au moment où il passait devant la maison. »

— « Peut-être. »

La sonnette grelotta et j’allai ouvrir. C’était Hiram, un grand gaillard corpulent à la physionomie chafouine. Son insigne était si bien astiqué qu’il lançait des éclairs.

— « Où est-il ? » me demanda-t-il.

— « Dans la cuisine avec le toubib. »

Visiblement, la perspective de se faire réquisitionner pour conduire Stiffy à Elmore ne l’enthousiasmait pas. Il se dirigea à grands pas vers la cuisine et jeta un coup d’œil sur Stiffy, couché par terre.

— « Il est saoul ? »

— « Non, » répondit le Dr Fabian. « Il est malade. »

— « Dans ce cas, allons-y. L’auto est devant la porte. J’ai laissé tourner le moteur. »

À nous trois, nous installâmes Stiffy sur la banquette arrière. Je suivis des yeux la voiture qui s’éloignait, en me demandant quels seraient les sentiments de Stiffy quand il se réveillerait à l’hôpital. Au fond, il se pouvait bien que cela lui soit parfaitement égal.

Je retournai dans la cuisine dans l’intention de me faire du café et mon regard se posa sur le trousseau de clés que j’avais posé sur le buffet. Je le regardai plus attentivement que tout à l’heure. Il y avait deux clés qui ressemblaient à des clés de cadenas, une clé de voiture, une sorte de clé de coffre-fort et deux autres sans signe particulier. Je jouai distraitement avec l’anneau, intrigué par la clé de voiture et la clé de coffre. Stiffy n’était pas motorisé et il y avait gros à parier qu’il ne possédait rien d’assez précieux pour mériter d’être déposé dans un coffre en banque.

Ça s’approche, avait-il dit. Et il avait ajouté : ils lanceront la bombe.

En repensant à ces propos, je commençai à me demander si, contrairement à ce que j’avais dit au médecin, il s’agissait bien de radotage. Stiffy avait eu beaucoup de peine à proférer ces mots et il lui avait fallu un gros effort de volonté pour y parvenir. Ils avaient un sens pour lui.

Il existait un endroit où je pourrais peut-être recueillir les renseignements nécessaires pour percer la signification de ces paroles énigmatiques, mais je répugnais à y aller. Mon amitié pour Stiffy Grant remontait à bien des années. Elle datait du jour lointain où il avait raconté de merveilleuses histoires à un petit garçon de dix ans qu’il avait emmené à la pêche. Nous avions pris du poisson mais ce n’était pas cela qui comptait. Ce qui avait été important et ce qui l’était toujours à mes yeux, c’est le fait qu’un adulte ait eu assez de finesse pour traiter un gamin de dix ans comme un être humain, sur un pied d’égalité. Cet après-midi-là, en l’espace de quelques heures, j’avais beaucoup grandi.