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J’emboîtai le pas au cortège mais sans courir car je savais de quoi il retournait. Et je savais aussi un certain nombre de choses que j’étais le seul à connaître. Notamment à propos de Tupper Tyler. Si loufoque que cela puisse paraître, je pressentais qu’il n’était pas étranger aux événements.

J’étais tellement plongé dans mes pensées ― des pensées qui ne menaient à rien ― que je ne remarquai la voiture que lorsque la portière s’ouvrit. C’était celle de Nancy Sherwood.

— « Monte ! » me lança-t-elle en criant pour dominer le vacarme. J’obéis et l’auto redémarra. C’était une mécanique puissante. La capote était relevée et je trouvais tout drôle de me trouver dans une voiture sans toit.

La sirène se tut et le silence soudain parut désorienter les gens.

— « Que se passe-t-il, Brad ? » me demanda Nancy. « Quelqu’un m’a dit que tu as eu un accident de circulation. Il y avait des tas de véhicules sur la route… »

— « Millville est entourée d’une sorte de clôture. »

— « Qui aurait clôturé la ville ? »

— « Ce n’est pas une barrière banale. On ne la voit pas. »

Nous approchions de Main Street et il y avait de plus en plus de monde. Les gens se pressaient sur le trottoir, sur les pelouses, au milieu de la chaussée. Nancy ralentit et continua de rouler au pas.

— « Tu as dit : une clôture ? »

— « Oui. Une voiture vide la traverse mais un homme est incapable de la franchir. J’ai le sentiment qu’elle ne laisse pas passer ce qui est vivant. C’est une barrière comme on peut s’attendre à en trouver au pays des merveilles. »

— « Nous ne sommes pas au pays des merveilles, Brad. »

— « Il y a une heure, j’aurais été de ton avis. Maintenant… je ne sais plus. »

Nous débouchâmes dans Main Street. Une foule imposante stationnait devant la mairie, et elle ne cessait de grossir. Je vis s’approcher George Walker, le boucher, avec son tablier blanc. Butch Ormsby, le pompiste, était debout au bord du trottoir, frottant interminablement ses mains pleines de cambouis à l’aide d’un chiffon, comme s’il était condamné à essayer de les nettoyer tout en sachant qu’il n’y parviendrait jamais. Nancy s’arrêta devant les pompes et coupa le moteur.

Un homme s’avança jusqu’à la voiture et s’accouda à la portière.

— « Comment ça va, mon pote ? »

Je ne le reconnus pas tout de suite mais, au bout de quelques secondes, je me souvins. Il dut se rendre compte que je l’avais reconnu.

— « Oui… C’est moi le type qui ai encadré votre bagnole. » Il se redressa et me tendit la main. « Gabriel Thomas. Vous pouvez m’appeler Gabe. »

Je lui serrai la main et le présentai à Nancy.

— « J’ai entendu parler de l’accident, Mr Thomas, » fit-elle. « Mais Brad s’obstine à rester muet sur ce sujet. »

— « C’est quelque chose de pas ordinaire, mademoiselle. Il n’y a rien mais ça vous arrête aussi sûrement qu’un mur de pierre. Et c’est parfaitement transparent. »

— « Vous avez téléphoné à votre entreprise ? » lui demandai-je.

— « Bien sûr ! Mais personne n’a voulu me croire. Ils se figurent que je suis saoul. Tellement saoul que je n’ose plus reprendre le volant et que je me suis planqué quelque part. Moi qui ne bois pas ! Je vous jure que ça fait mal ! Quand je pense que la prévention routière m’a filé la médaille du bon conducteur trois ans de suite ! »

Il soupira et reprit :

« Je ne sais pas quoi faire. Pas moyen de sortir de ce patelin. J’habite à huit cents kilomètres d’ici et ma femme est seule avec six gamins dont un en bas âge. Comment qu’elle va s’en tirer ? D’accord, elle a l’habitude que je sois sur les routes mais je ne reste jamais absent plus de trois ou quatre jours. Supposez que je ne puisse pas rentrer avant deux ou trois semaines ― deux ou trois mois, si ça se trouve ? Y aura plus d’argent à la maison. Avec les traites de la baraque à payer, six mômes à nourrir… »

— « Allons, vous ne serez peut-être pas bloqué aussi longtemps, » dis-je pour essayer de le réconforter. « Quelqu’un trouvera sans doute le moyen de faire sauter l’obstacle. Peut-être même que la barrière disparaîtra comme elle est venue. Et en mettant les choses au pire, je suppose que votre compagnie continuera de vous verser votre salaire. Après tout ce n’est pas votre faute… »

Thomas fit claquer sa langue d’un air écœuré. « Ah là là ! On voit que vous ne les connaissez pas ! Ils sont bien trop crapules ! »

— « Il sera toujours temps de se faire de la bile plus tard. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé et jusqu’à ce que nous… »

— « Oui, vous avez raison. D’ailleurs, je ne suis pas le seul. J’ai discuté avec pas mal de gens. Entre autres avec un type dont la femme est à l’hôpital à… comment c’est, le nom ? »

— « Elmore, » dit Nancy.

— « C’est ça… Elmore. Le pauvre type ! Il est dans tous ses états parce qu’il ne peut pas aller lui rendre visite. Elle l’attend, qu’il m’a dit, et elle ne comprendra pas pourquoi il ne vient pas. Et tous les gars qui travaillent à l’extérieur et qui ne peuvent pas aller au boulot ! On m’a parlé d’une fille qui devait se marier demain avec un garçon de Coon Valley. Tintin pour la nuit de noces ! »

— « J’ai l’impression que vous avez parlé à beaucoup de gens ! »

— « Chut ! » fit Nancy.

Le maire venait d’apparaître sur le perron de l’hôtel de ville. Il levait les bras.

— « Mes chers concitoyens, je vous demanderai un peu de silence, » lança-t-il à pleins poumons de sa voix de politicard qui me donnait la nausée.

— « Cause toujours, Higgy, » cria quelqu’un. Il y eut une vague de rires mais c’étaient des rires nerveux.

— « Mes amis, il se peut que nous connaissions pas mal de désagréments. Vous avez probablement entendu parler de ce qui se passe. Beaucoup de rumeurs circulent et je ne sais pas moi-même de quoi il s’agit exactement. Excusez-moi d’avoir fait sonner la sirène mais c’était le moyen le plus rapide de vous rassembler tous.

» Il semble qu’une sorte de barrière nous isole du reste du monde. Elle ne laisse passer personne, ni dans un sens ni dans l’autre. Ne me demandez pas ce que c’est, ne me demandez pas comment cette barrière est arrivée ici : je n’en ai pas la moindre idée et je pense que tout le monde est dans le même cas. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Elle peut disparaître. L’important, c’est de conserver notre calme. Pour l’instant, nous n’avons aucune crainte à avoir. Nous ne pouvons pas sortir de Millville et personne ne peut y entrer mais nous ne sommes pas totalement coupés du monde extérieur. Le téléphone fonctionne, le gaz et l’électricité également. Nous avons suffisamment de vivres pour tenir dix jours et même davantage. Et même si nous épuisons nos réserves, nous pourrons être ravitaillés. Des camions chargés de ravitaillement ou d’objets de nécessité quelconque peuvent parvenir jusqu’à la barrière. Il ne restera plus alors aux chauffeurs qu’à descendre et à pousser leur véhicule car la barrière n’arrête pas ce qui n’est pas vivant. »