— « Je voudrais dire un mot, monsieur le maire, » cria quelqu’un.
Le maire scruta la foule pour repérer le téméraire qui osait l’interrompre.
— « C’est vous, Len ? »
— « Oui, » répondit l’homme.
C’était Len Streeter, mon ancien professeur de sciences.
— « Que voulez-vous dire, Len ? »
— « Je suppose que vous étayez cette déclaration en ce qui concerne la matière non vivante sur le fait que la voiture immobilisée sur la route de Coon Valley a franchi l’obstacle ? »
— « Exactement, » répondit Higgy avec condescendance. « Que savez-vous à ce propos ? »
— « Rien du tout en ce qui concerne cette automobile. Mais je présume que votre intention est d’étudier le phénomène dans le cadre rigoureux de la logique ? »
— « Absolument, » acquiesça Higgy avec son air cafard. Il suffisait de l’entendre pour comprendre que ce que lui disait Streeter le dépassait et qu’il ne voyait pas du tout où ce dernier voulait en venir.
— « En ce cas, permettez-moi de vous mettre en garde. Il serait dangereux de prendre les apparences pour argent comptant. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas d’être humain dans cette voiture qu’elle ne renfermait rien de vivant »
— « Il n’y avait personne dedans, » protesta Higgy. « Le chauffeur était parti en abandonnant son véhicule. »
— « Les êtres humains ne sont pas la seule forme de vie qui existe. » expliqua patiemment Streeter. « Peut-être y avait-il une ou deux mouches enfermées dans cette auto, une sauterelle qui s’était posée sur le capot, sans compter diverses espèces de micro-organismes. Et un micro-organisme est une forme de vie au même titre qu’un homme. »
Higgy ne savait pas trop si c’était du lard ou du cochon. Il devait se demander si Streeter se moquait de lui. C’était sans doute la première fois dans son existence qu’il entendait parler de micro-organismes.
— « Notre jeune ami a raison, Higgy, » fit une voix que je reconnus : c’était celle du Dr Fabian. « Il est évident qu’il y avait des micro-organismes dans cette voiture. Nous aurions dû y penser plus tôt. »
— « Puisque vous le dites, docteur, je veux bien vous croire. Len a raison, d’accord. Mais où est la différence ? »
— « Pour le moment, il n’y en a pas. »
— « Ce que je voulais souligner, » poursuivit Streeter, « c’est que nous ne devons pas nous laisser obnubiler par la notion d’êtres vivants. Si nous voulons étudier sérieusement la situation, il nous faut partir sur des bases solides et nous débarrasser de nos idées fausses. »
— « Monsieur le maire, j’ai une question à poser. » Malgré mes efforts, je fus incapable d’identifier celui qui venait de parler.
— « Allez-y, » dit Higgy avec cordialité, tout heureux que quelqu’un interrompe Streeter.
— « Ben, voilà. Je travaille au chantier de l’autoroute, au sud de Millville. Maintenant, je suis bloqué. Peut-être qu’on me conservera ma place encore un jour ou deux mais l’entrepreneur n’attendra pas plus longtemps. Il a des délais à respecter. »
— « Je sais, » fit Higgy.
— « Je ne suis pas le seul dans ce cas. Il y a des tas de gens qui travaillent à l’extérieur. J’ignore comment ça se présente pour eux mais, moi, j’ai besoin de ma paye. Je n’ai pas d’économies. Que se passera-t-il si nous sommes dans l’impossibilité de faire notre boulot et si on ne touche rien ? »
— « J’allais justement y arriver. Je suis parfaitement au courant de cette situation. Notre ville est trop petite pour fournir du travail à tous ceux qui y résident. Je sais que beaucoup d’entre vous n’ont guère d’argent et qu’ils ont besoin de leur salaire. Espérons que les choses redeviendront rapidement normales. Mais je peux vous faire une promesse. Si cette situation se prolonge, personne ne mourra de faim. Personne ne sera expulsé si les loyers ne sont pas payés à temps. Je me propose de créer une commission qui prendra contact avec les commerçants et avec la banque. Nous trouverons un arrangement pour que chacun puisse bénéficier de crédits et de prêts. »
Higgy se tourna vers Daniel Willoughby qui était debout sur une marche à côté de lui.
— « Vous êtes d’accord, Dan ? »
— « Bien sûr, » répondit le banquier. « Nous ferons tout ce que nous pourrons. »
Mais il était visible que cela ne lui plaisait pas. C’était à contrecœur qu’il donnait son approbation au maire. Daniel n’aimait pas prendre de risques avec ses chers dollars.
— « Il est encore trop tôt pour savoir comment va évoluer la situation, » enchaîna Higgy. « Ce soir, nous verrons peut-être un peu plus clair. L’essentiel, c’est de garder notre sang-froid. Si cette barrière reste là, nous aurons à affronter quelques difficultés. Mais, en l’état actuel des choses, cette affaire n’a pas seulement des aspects négatifs. Il y a encore une heure, nous n’étions qu’une petite bourgade obscure. Or, maintenant, le monde entier connaît le nom de Millville. On parle de nous dans les journaux, à la radio, à la télévision. Je serais heureux que Joe Evans vous dise ce qu’il en est. »
Il repéra Joe dans la foule.
« Vous seriez bien aimables, mesdames et messieurs, de vous écarter pour que Joe puisse venir jusqu’à moi. »
Le directeur du journal local escalada les marches.
— « Je n’ai pas grand-chose à raconter. La plupart des agences de presse et plusieurs journaux m’ont téléphoné. Tous voulaient savoir ce qui se passait chez nous. J’ai dit ce que je savais mais ça n’allait pas très loin. Une chaîne de télévision envoie une équipe mobile à Millville. Quand j’ai quitté la rédaction, le téléphone sonnait encore et je suppose qu’il continue. Je pense que nous pouvons escompter beaucoup de publicité et je ne doute pas un seul instant que l’État et le gouvernement fédéral vont s’intéresser à nous. En outre, si je ne m’abuse, le monde scientifique va être, lui aussi, passionné par ce qui nous arrive. »
Le type qui travaillait au chantier de l’autoroute intervint à nouveau :
— « Est-ce que vous croyez que ces savants sauront de quoi il retourne ? »
— « Je suis incapable de vous répondre. »
À ce moment, j’entendis quelqu’un m’appeler à mi-voix :
— « Brad… »
Je me retournai. C’était Hiram Martin.
— « Oui… Qu’y a-t-il ? »
— « Si tu as un instant, j’aimerais te dire deux mots. »
— « Je t’écoute. J’ai tout mon temps. »
Silencieusement, il désigna l’hôtel de ville du menton.
— « D’accord. »
Je sortis de la voiture.
— « Je t’attends, » fit Nancy.
Hiram fendit la foule et je le suivis.
Mais cela ne me disait rien qui vaille.
Chapitre 9
Hiram occupait un minuscule bureau entre la voiture à incendie et la grande échelle des pompiers. Il y avait à peine la place pour une table et deux chaises. Au mur était accroché un calendrier bariolé orné d’une photo de femme nue.
Et, sur la table, il y avait un téléphone. Un téléphone sans cadran.
Hiram le montra du doigt.
— « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.
— « Un téléphone. Tu es donc devenu tellement important qu’il t’en faille deux ? D
— « Regarde-le mieux. »
— « J’ai beau le regarder… C’est toujours un téléphone. »
— « Regarde-le encore mieux. »
— « C’est un drôle de téléphone. Il n’a pas de cadran. »
— « Tu ne remarques rien d’autre ? »