— « Non. En dehors du fait qu’il n’a pas de cadran, je ne vois rien de particulier. »
— « Il n’a pas de fil non plus. »
— « Tiens… C’est vrai. »
— « C’est drôle, » murmura Hiram.
— « Drôle ? Pourquoi ? Tu ne m’as quand même pas fait venir ici uniquement pour me montrer un téléphone ? »
— « Ce qui est drôle, c’est qu’il était dans ton bureau. »
— « Qu’est-ce que tu racontes ? Ed Adler a coupé ma ligne hier après-midi parce que je n’avais pas réglé mes quittances. »
— « Assieds-toi, Brad. »
Je m’assis. Il en fit autant. Nous étions face à face. Il était souriant mais une petite lueur dansait dans ses yeux. Une petite lueur que je connaissais bien pour l’avoir souvent vue briller dans ses prunelles à l’époque où nous étions gamins tous les deux, quand il m’acculait dans un coin pour m’obliger à me battre. Et qu’est-ce que je dérouillais !
— « Tu n’as jamais vu ce téléphone ? »
Je fis non de la tête. « Quand j’ai quitté mon bureau hier, je n’avais plus de téléphone. Ni celui-là ni un autre. »
— « Bizarre. »
— « Mais où veux-tu en venir ? Si tu t’expliquais un peu ! »
Je savais que, à long terme, mentir ne me servirait à rien mais, dans l’immédiat, cela me permettait de gagner du temps, d’autant que j’étais sûr et certain qu’Hiram ne pouvait faire de rapprochement entre moi et ce téléphone.
— « Eh bien, écoute-moi, Brad. C’est Tom Preston qui l’a repéré. Il avait chargé Ed de couper ta ligne. Un peu plus tard, en passant par hasard devant ton bureau, il a remarqué cet appareil sur ta table. Il n’a pas été content du tout, tu t’en doutes ? »
— « Oui. Je l’imagine facilement. Je le connais, Tom ! »
— « Il a pensé que tu avais baratiné Ed. Ou que celui-ci n’avait pas suivi ses instructions. Il n’ignorait pas que vous êtes amis, tous les deux. »
— « Alors il était tellement furieux qu’il s’est introduit chez moi par effraction et qu’il a embarqué le téléphone ? C’est bien ça ? »
— « Pas du tout. Il est allé à la banque et s’est fait remettre la clé par Daniel Willoughby. »
— « Qui la lui a donnée sans tenir compte du fait que je suis locataire ! »
— « Il y a trois bons mois que tu n’as pas payé ton loyer. Si tu veux mon avis, Daniel était dans son droit. »
— « Personnellement, je considère que Tom et Daniel se sont introduits illégalement chez moi et que c’est un cambriolage caractérisé ! »
— « Mais non, mais non ! D’ailleurs, Daniel n’est pas dans le coup, sauf qu’il a confié le double de la clé à Tom. Par ailleurs, je te ferai remarquer que tu m’as déclaré n’avoir jamais vu ce téléphone. »
— « C’est en dehors de la question. Tom n’avait aucun droit de prendre quelque chose qui se trouvait dans mon bureau, que j’en fusse ou non le propriétaire. Si ça se trouve, il ne s’est pas contenté de piquer cet appareil ! »
— « Tu sais très bien qu’il ne t’a rien volé. Tu veux connaître la suite, oui ou non ? »
— « Vas-y… continue. »
— « Bon… Donc, Tom est allé chercher la clé et il est entré dans ton bureau. Il s’est tout de suite rendu compte que ce n’était pas un téléphone de sa compagnie : il n’avait ni cadran ni fil. Alors, il a fait demi-tour mais, au moment de passer la porte, ça a sonné. »
— « Pardon ? »
— « Ça a sonné. »
— « Mais puisque ce téléphone n’était pas branché ? »
— « Il a quand même sonné. »
— « Alors Tom a décroché et c’est le Père Noël qui lui a répondu ! »
— « Il a décroché et c’est Tupper Tyler qui lui a répondu. »
— « Tupper ! Mais Tupper… »
— « Oui, je sais. Tupper a disparu de la circulation depuis une dizaine d’années. Seulement, Tom affirme que c’était sa voix. Il dit qu’il n’y a pas d’erreur possible. »
— « Et qu’est-ce que Tupper lui a raconté ? »
— « Tom a fait : Allô. Tupper a demandé : Qui est à l’appareil ? Tom s’est nommé. Alors Tupper lui a répondu : Raccrochez. Vous n’êtes pas autorisé à vous servir de cet appareil. Et la communication a été coupée. »
— « Voyons, Hiram… Tom s’est fichu de toi. »
— « Non. Il a pensé que quelqu’un lui faisait une blague. Que c’était un canular que vous aviez monté, Ed et toi. Histoire de lui rendre la monnaie de sa pièce. »
— « C’est ridicule ! » protestai-je. « Même si nous avions concocté une farce dans ce genre, comment aurions-nous pu deviner que Tom rappliquerait ? »
— « Je sais bien. »
— « Tu veux dire que tu crois à toute cette histoire ? »
— « Tu parles que j’y crois ! Il y a quelque chose d’anormal là-dessous. De terriblement anormal. »
Il était manifestement sur la défensive et c’était moi qui avais l’avantage. Il m’avait mis au pied du mur mais il ne se sentait pas tellement à l’aise. Seulement, bientôt, il allait jouer les méchants. C’était dans son tempérament.
— « Quand est-ce que Tom t’a raconté tout ça ? » lui demandai-je.
— « Ce matin. »
— « Ce matin ? Pourquoi n’est-il pas venu te voir hier soir s’il trouvait que c’était tellement important ? »
— « Je te répète que, justement, il n’a pas jugé que c’était important. Il a supposé que tu lui avais monté un bateau. Et puis, ce matin, les choses ont pris une tout autre tournure. »
— « Si je comprends bien, il est maintenant persuadé que c’était bien Tupper qui lui avait répondu et que l’appel m’était destiné ? »
— « En effet. Il a emmené le téléphone chez lui et, à deux reprises, il a décroché. Il y avait la tonalité mais personne au bout du fil. Ça l’a intrigué. Ça l’a même pas mal troublé. Puisque cet appareil n’était pas connecté… »
— « Et vous voulez me chercher des crosses, Tom et toi ! »
L’expression d’Hiram se durcit. « Je sais que tu es en train de mijoter quelque chose, Brad. Je sais que tu es allé chez Stiffy cette nuit pendant que je le conduisais à Elmore. »
— « C’est vrai, j’y ai été. J’ai pris ses clés – elles étaient tombées de sa poche. Je voulais m’assurer que sa cabane était bien fermée. »
— « Seulement, tu y es allé en douce. Tu as éteint les phares avant de prendre l’embranchement qui conduit à son gourbi. »
— « Je ne les ai pas éteints, il y a eu un court-circuit. J’ai fait la réparation avant de repartir. »
L’explication était assez peu plausible mais il avait fallu que je réagisse tout de suite et je n’en avais pas trouvé de plus convaincante. D’ailleurs, Hiram ne s’appesantit pas sur ce point de détail.
— « Ce matin, » continua-t-il, « je me suis rendu avec Tom chez l’ami Stiffy. »
— « C’était donc Tom qui m’espionnait ? »
Il grommela : « Cette histoire de téléphone le tracassait. Ça l’a rendu soupçonneux. »
— « Et vous avez forcé la porte de Stiffy. Ne me dis pas le contraire : j’avais refermé le cadenas avant de partir. »
— « Oui, on a enfoncé la porte. Et on a trouvé d’autres téléphones. Une caisse entière ! »
— « Pas la peine de me regarder avec cet air-là ! Moi je n’en ai pas vu, de téléphones. Je ne me suis pas amusé à fureter partout. »
Je les voyais d’ici, tous les deux, Hiram et Tom Preston, flanquant tout en l’air dans la cabane, convaincus qu’ils avaient découvert l’existence de quelque complot aussi sinistre qu’énigmatique auquel Stiffy était mêlé ― et moi aussi.