Et, en vérité, il y avait effectivement un complot, un complot dont nous faisions partie, Stiffy et moi. J’espérais seulement que le clochard en savait un peu plus long que moi. Et Gerald Sherwood, s’il ne m’avait pas menti (et j’inclinais à penser que ce n’était pas le cas), était tout aussi ignorant que moi.
Soudain, je songeai que c’était une chance qu’Hiram ignorât que Sherwood possédait aussi un téléphone. Qu’il ignorât que pas mal de gens de Millville, les « lecteurs », en détenaient également.
Qui pouvaient être ces « lecteurs » ? À peine m’étais-je posé cette question que la réponse m’apparut, lumineuse. Ce devaient être tous les pauvres types, les paumés, les veuves qui n’avaient ni économies ni assurance, les vieux dans le besoin parce que leur retraite était insuffisante pour assurer leurs vieux jours, les ratés, les bons à rien, les gars qui n’avaient pas eu de chance.
C’était comme cela que les choses s’étaient passées pour Sherwood et pour moi : Sherwood n’avait été contacté (je ne sais pas si c’est le mot juste) que lorsqu’il avait été au bord de la faillite et mes mystérieux correspondants ne s’étaient intéressés à moi qu’à partir du moment où je m’étais retrouvé sur le sable. D’ailleurs, qui était embringué jusqu’au cou dans cette histoire sinon le clochard de la ville ?
— « Alors ? » fit Hiram.
— « Tu veux que je te dise ce que je sais ? »
— « Un peu ! Et dans ton propre intérêt, je te conseille… »
— « Attention ! Pas de menaces, Hiram. Parce que si tu fais mine de… »
Je me tus car, au même instant, Floyd Caldwell glissait sa tête par la porte.
— « La barrière… » s’exclama-t-il. « La barrière… Elle s’éloigne ! »
Nous bondîmes sur nos pieds, Hiram et moi, et nous nous précipitâmes au-dehors. Les gens couraient en tous sens, ils criaient. Grand-Maman Jones, sa capeline flottant au vent, trépignait au milieu de la rue. La voiture de Nancy était en face, moteur tournant au ralenti. Je m’élançai au pas de charge et montai en voltige. Nancy démarra sur les chapeaux de roues.
— « Tu sais ce qui se passe ? » me demanda-t-elle.
Je hochai la tête. « Tout ce que je sais, c’est que la barrière bouge. »
Nancy brûla le stop qui protégeait la grande route. À quoi bon s’arrêter, en effet, puisque celle-ci était coupée et qu’il n’y avait pas de circulation ?
La barrière n’était plus là. Certes, elle échappait aux regards, mais il n’y avait pas à s’y tromper. Nous voyions devant nous une foule de gens se débander comme refoulés par une force invisible. Et, derrière les fuyards, un amoncellement de végétation retournée, où l’on apercevait ici et là des arbres déracinés, matérialisait la progression du rempart. La barrière s’éloignait, comme animée d’une vie propre, repoussant lentement la végétation.
Nancy freina et coupa le contact. Dans le silence, on n’entendait plus que l’étrange bruissement de cette avancée ponctuée de craquements de branches, du fracas soudain d’un tronc arraché.
Je mis pied à terre et me faufilai à travers l’enchevêtrement des voitures immobilisées. Derrière la barrière, le sol était nu à l’exception de deux arbres morts. C’était normal, me dis-je, puisque la barrière était neutre pour tout ce qui était sans vie. Peut-être le raisonnement de Len Streeter était-il juste. Dans ce cas, il fallait admettre que le rempart n’était sensibilisé qu’à un certain type ou à certaines conditions de vie. Toujours est-il que, à l’exception de ces deux cadavres d’arbres, il n’y avait rien ― pas un buisson, pas un brin d’herbe. Je me mis à genoux sur le bas-côté et palpai la terre. Elle n’était pas seulement nue : on aurait dit qu’elle avait été labourée par quelque gigantesque engin pour préparer les semailles. J’avais beau fouiller l’humus, je ne trouvais pas une racine, pas même un fragment de radicelle. Rien.
Un sourd grondement fit frémir l’air alentour. Je me retournai. L’orage qui menaçait depuis ce matin était sur nous. Mais on ne voyait dans le ciel que des lambeaux de nuages déchiquetés.
— « Nancy ! »
Comme elle ne répondait pas, je me relevai. Elle avait disparu.
Je revins sur mes pas. Soudain, je vis une petite conduite intérieure bleue déboîter. Nancy était au volant. Je compris : elle avait examiné les voitures immobilisées jusqu’à ce qu’elle en trouve une avec sa clé de contact. L’auto bleue me dépassa à faible allure et je me mis à courir. Par la fenêtre entrouverte s’échappaient les commentaires hachés d’un speaker fébrile. J’ouvris la portière et grimpai au vol.
« … garde nationale réquisitionnée. Washington a publié un communiqué officiel. Les premiers détachements partiront d’ici… Non, une dépêche qui tombe à l’instant signale qu’ils ont déjà commencé de faire mouvement… »
— « C’est de nous qu’on parle, » murmura Nancy.
Je réglai le volume du son. « … apprenons à l’instant que la barrière se déplace ! Je répète : la barrière se déplace. Nous ignorons à quelle vitesse mais elle s’éloigne du village. La foule qui s’était rassemblée devant elle au-delà de Millville fuit frénétiquement. Un dernier renseignement nous parvient : la barrière se meut à la vitesse d’un homme au pas. Elle a déjà parcouru près de deux kilomètres… »
C’était faux : elle n’était pas à plus d’un kilomètre de son point de départ.
« … où s’arrêtera-t-elle ? Toute la question est évidemment là. Jusqu’où ira-t-elle ? Existe-t-il un moyen de l’arrêter ? Continuera-t-elle de progresser indéfiniment ? »
— « Brad, crois-tu qu’elle va chasser tout le monde de la Terre ? Tout le monde sauf les gens de Millville ? »
Je répondis, assez stupidement, il faut l’avouer :
— « Je ne sais pas. »
— « Et où les parquera-t-elle ? Où iront-ils ? »
« … Londres et Berlin, » claironnait le speaker. « Il semble que la population russe soit tenue dans l’ignorance de l’événement. Les autorités soviétiques n’ont fait aucune déclaration officielle. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules dans ce cas. Il est évident qu’une prise de position pose un problème délicat pour tous les gouvernements. À première vue, il n’apparaît pas qu’il s’agisse d’une initiative humaine imputable à quelque nation que ce soit. Mais on peut se demander si l’on n’a pas affaire aux essais d’un moyen de défense inédit. Pourtant, il est difficile d’imaginer que Millville ait été choisi pour être le théâtre d’un test de ce genre. En général, les expériences de ce type ont lieu sous le sceau du secret dans une zone militaire. »
Nous n’étions plus qu’à une trentaine de mètres de la barrière. Je me retournai. Une masse de gens observaient les événements. Tout Millville était là.
— « Attention, Nancy ! Ne rentre pas dans la barrière ! »
— « Ne t’en fais pas, » répondit-elle d’une voix un rien trop soumise.
« … chassant tout devant elle, » glapit le speaker, « comme un vent arrachant l’herbe, les arbres, tout ce qui pousse devant lui. »
Au même instant, un coup de vent fit tourbillonner la poussière et une soudaine bourrasque prit la voiture en écharpe.
C’était l’orage qui éclatait, songeai-je, l’orage qu’on attendait depuis le début de la matinée. Mais il n’y avait ni éclairs ni coups de tonnerre. Je penchai la tête par la portière. C’étaient toujours les mêmes nuages déchiquetés.
Nancy, arc-boutée sur le volant, essayait de lutter contre ce vent de tempête qui nous prenait de flanc.