— « Brad ! » s’écria-t-elle.
C’est alors que des gouttes martelèrent le toit de la voiture.
L’auto fit mine de chavirer et, cette fois, je compris qu’il n’y avait rien à faire, qu’il était impossible de la contrôler. Mais, soudain, elle heurta brutalement un obstacle et se dressa sur ses roues arrière. Le vent l’avait précipitée contre la barrière.
Les gouttes continuaient de tambouriner. Des gouttes de pluie comme je n’en avais jamais vues.
— « C’est de la grêle ! » me cria Nancy.
Non, ce n’était pas des grêlons mais de petits objets ronds et brunâtres qui rebondissaient sur le capot.
— « Ce sont des graines ! » lui répondis-je.
Il ne s’agissait pas d’une tempête ordinaire. Ce n’était pas un orage ― il n’y avait pas de tonnerre. C’était une avalanche de graines emportées par un vent puissant, totalement insouciant des lois de la météorologie terrestre.
Dans un éclair de logique qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec la logique, je songeai qu’il était désormais inutile que la barrière continue de glisser : elle avait labouré le sol, l’avait préparé pour les semailles. Et, maintenant, l’heure des semailles était arrivée. Le vent s’apaisa, les graines cessèrent de tomber. Au tohu-bohu succéda un silence qui nous laissa étourdis. L’atmosphère avait quelque chose d’étranger qui vous donnait la chair de poule. C’était comme si les lois de la nature avaient été modifiées. Des graines pleuvant du ciel. Un vent venu de nulle part…
Nancy posa sa main sur mon bras qu’elle étreignit avec force.
— « Je crois que je commence à avoir peur, Brad. Pour la première fois de ma vie. »
— « C’est fini, » lui répondis-je. « La tempête s’est arrêtée et la barrière ne bouge plus. Tout va bien. »
— « Non… Ce n’est qu’un commencement, » souffla-t-elle.
J’aperçus un homme qui courait. Il venait dans notre direction. Tous les spectateurs s’étaient égaillés ; sans doute étaient-ils rentrés au village pour se mettre à l’abri quand la tempête de graines s’était déchaînée.
L’homme criait quelque chose tout en courant. Je le reconnus : c’était Ed Adler.
Nous descendîmes et allâmes à sa rencontre.
— « Je ne sais pas si tu es au courant, Brad, » fit-il en haletant, « mais Hiram et Tom Preston sont en train d’ameuter la population. Ils prétendent que tu as quelque chose à voir avec cette histoire. J’ai entendu parler d’un téléphone… Je ne sais pas trop quoi. »
— « C’est absurde ! » s’exclama Nancy.
— « Bien sûr, mais les gens sont à bout de nerfs, » dit Ed. « Ils sont prêts à croire n’importe quoi. Il leur faut une explication et la première qu’on leur donnera fera l’affaire. Ils ne se demanderont pas si elle est valable ou pas. »
— « Tu as une idée. Laquelle ? »
— « Tu devrais te planquer en attendant que les esprits se calment, Brad. D’ici un jour ou deux… »
Je secouai la tête. « J’ai trop de choses à faire. »
— « Mais… »
— « Écoute-moi, Ed. Je ne sais pas ce qui s’est passé et je ne suis pour rien dans ces événements. Absolument pour rien. »
— « Va donc raconter ça aux gens ! »
— « C’est pourtant la vérité. »
— « Hiram et Tom disent qu’ils ont trouvé ces drôles de téléphones… »
Nancy se prépara à l’interrompre mais je pris les devants.
— « Hiram m’en a parlé. Je te donne ma parole que ces téléphones ne sont pour rien dans cette histoire. Ce sont deux choses entièrement différentes. »
Du coin de l’œil, je vis que Nancy me regardait.
J’espérais qu’elle comprendrait et, apparemment, elle dut comprendre car elle s’abstint de tout commentaire. Savait-elle que son père possédait un de ces appareils ? Je l’ignorais mais je ne voulais courir aucun risque.
— « Tu es en danger, Brad, » fit Ed.
— « Que veux-tu que je fasse ? Que je me cache ? Pas question ! Je n’ai peur de personne – surtout pas d’une paire d’oiseaux comme Tom et Hiram. »
Il me dévisagea.
— « En un sens, je te comprends. Est-ce que je peux te rendre un service ? »
— « Peut-être. J’aimerais que tu raccompagnes Nancy. »
Je jetai un coup d’œil à celle-ci. « Entendu, Brad. Mais j’ai la voiture et je peux rentrer toute seule. »
— « Il est préférable que tu prennes un chemin détourné. Si Ed a raison, tu passeras inaperçue en coupant à travers champs. »
— « Je ne la quitterai que quand elle sera en sécurité, » m’assura Ed.
Voilà où l’on en était arrivé en l’espace de deux heures : à craindre qu’une jeune fille se promène toute seule sur la route !
Chapitre 10
J’avais quelque chose à faire ― quelque chose que j’avais eu l’intention de faire depuis ce matin et que j’aurais probablement dû faire la veille au soir : prendre contact avec Alf. C’était plus important que jamais car, tout au fond de moi, j’avais le pressentiment de plus en plus précis que ce qui se passait à Millville était lié à l’étrange programme de recherches dont il m’avait parlé.
Je m’engageai dans une petite rue. Pas une âme en vue. Je commençai à m’inquiéter. Et si je ne remettais pas la main sur Alf ? Peut-être, ne me voyant pas arriver, avait-il quitté le motel. Peut-être était-il en train de bayer aux corneilles devant la barrière en compagnie d’une foule de curieux alors qu’il était…
Mais je n’avais aucune raison de me faire du souci : quand j’arrivai chez moi, le téléphone sonnait. C’était justement lui qui m’appelait.
— « Il y a une heure que j’essaie de te joindre ! » s’exclama-t-il. « Où donc étais-tu passé ? »
— « Es-tu au courant de ce qui se passe, Alf ? »
— « En partie, » répondit-il.
— « Si j’étais parti ce matin quelques minutes plus tôt, je serais à tes côtés. J’ai dû heurter la barrière très peu de temps après son apparition. » Et je lui narrai tout ce qui m’était arrivé, sans oublier l’histoire des téléphones. « Ils m’ont dit qu’ils avaient engagé des tas de lecteurs, des gens qui lisent des livres à leur intention. »
— « C’est un moyen de recueillir des informations. »
— « C’est ce que j’ai supposé. »
— « Brad… J’ai un pressentiment… »
— « Moi aussi. »
— « Crois-tu que le projet Greenbriar… ? »
— « Eh oui ! Cela m’est également venu à l’esprit. »
J’entendis distinctement le sifflement qu’il émit.
— « Dans ce cas, ce n’est pas seulement Millville qui est concerné. »
— « En effet. Millville n’est peut-être qu’un tout petit détail. »
— « Que comptes-tu faire à présent, Brad ? »
— « Examiner de près les fleurs qui sont dans mon jardin. »
— « Les fleurs ? »
— « C’est une longue, une très longue histoire, Alf. Je te la raconterai plus tard. Est-ce que tu restes dans le secteur ? »
— « Dame ! C’est le plus extraordinaire spectacle du monde et j’ai un fauteuil d’orchestre ! »
— « Bon. Je te rappelle d’ici une heure, »
— « D’accord. J’attends ton coup de téléphone. »
Je raccrochai. Il fallait trouver un moyen de voir clair dans cet imbroglio. Les fleurs jouaient un rôle dans l’affaire. Je ne savais pas lequel mais c’était un rôle important. Et Tupper Tyler jouait un rôle important. Seulement, tout cela était affreusement embrouillé et je pataugeais intégralement.