Je sortis dans le jardin. La piste de Tupper était toujours parfaitement visible, ce qui me rassura car j’avais craint que la tempête de graines n’eût saccagé les fleurs et effacé toute trace du simple d’esprit.
Ce jardin, j’avais l’impression de le voir pour la première fois de ma vie. Jardin est peut-être un bien grand mot. À l’origine, ce n’était qu’une aire que nous avions mise en culture et, quand j’avais laissé tomber la serre, les plantations étaient revenues à l’état sauvage. Les fleurs avaient tout envahi.
Tupper avait fait allusion à des hectares et des hectares de fleurs. Des fleurs pourpres, avait-il précisé. Et il voulait à toute force en parler à mon père. La voix mystérieuse ― je devrais peut-être dire : l’une des voix mystérieuses ― qui s’était adressée à moi par téléphone avait mentionné la serre paternelle ; mon énigmatique interlocuteur m’avait demandé si je m’en occupais toujours. Et puis, moins d’une heure auparavant, ç’avait été cette extraordinaire avalanche de graines.
Autour de moi, les corolles des fleurs semblaient autant de petits visages moqueurs. Je levai les yeux pour examiner le ciel où traînaient encore quelques nuages, puis je suivis la piste laissée par Tupper. Je m’arrêtai à l’endroit où elle s’interrompait. Je me disais que ce devait être un canular, que j’allais trouver un indice révélateur. Tupper Tyler avait disparu dix ans auparavant. Et aujourd’hui il avait disparu à nouveau. Comment s’y était-il pris ? Cela dépassait l’entendement.
J’étais toujours persuadé qu’il était à la base de cette histoire de fou. Mais n’exigez pas que j’explique rationnellement la démarche logique qui avait conduit mon esprit à cette certitude. En effet, s’il était dans le coup ― ce qui restait à prouver ― Tyler n’était pas le seul. Il y avait aussi Stiffy Grant.
Tiens… Je ne m’étais informé auprès de personne de sa santé. Le Dr Fabian habitait tout à côté. Sa maison se dressait sur la colline qui dominait la serre. Je pourrais passer chez lui. Quitte à l’attendre s’il était absent. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée : si Hiram et Tom Preston se mettaient à ouvrir leurs grandes gueules, il serait peut-être préférable qu’on ne me trouve pas chez moi.
Je fis un pas de côté dans la direction de la demeure du toubib. Mais je n’y parvins jamais. Un pas, un seul — et le soleil disparut, les maisons s’évanouirent. Celle de Fabian et toutes les autres, les arbres, les buissons, la pelouse. Tout s’effaça. Sauf les fleurs pourpres. À présent, elles s’étendaient à perte de vue sous un ciel sans nuages où flamboyait le soleil.
Chapitre 11
Je me figeai sur place, affolé, redoutant de me retourner. Redoutant, peut-être, de voir le spectacle qui m’attendait si je me retournais. Pourtant, je savais ce qu’il y avait derrière moi : encore d’autres fleurs pourpres.
Car, obscurément, je comprenais que je me trouvais à l’endroit même dont m’avait parlé Tupper. Il était revenu en ces lieux et je l’avais suivi.
Rien ne se produisit.
C’était normal, bien sûr. J’avais le sentiment que rien ne pouvait se produire ici.
Car il n’y avait rien. Rien que les fleurs et ce soleil de fournaise. Pas un souffle de vent, pas le moindre son. Rien. Rien que le parfum obsédant qui montait de ces fleurs.
Enfin, je rassemblai assez de courage pour me retourner lentement. Je ne m’étais pas trompé. Un tapis de fleurs s’étendant à perte de vue…
Millville avait disparu Dieu seul savait où, dans un autre monde. Mais non… Ce n’était pas possible ! Millville était quelque part à sa place légitime. C’était moi qui étais parti, pas la ville. Un pas… Un seul pas. Et j’avais été transporté ailleurs.
Pourtant, malgré la différence du paysage, la configuration du terrain était identique à la topographie de Millville. Je me trouvais au creux du vallon que dominait ma maison et, derrière moi, s’élevait la colline raide au sommet de laquelle aurait dû se trouver celle du Dr Fabian.
C’était le monde de Tupper, le monde où il s’était enfui dix ans auparavant, d’où il était revenu aujourd’hui même et où il était reparti.
Un soudain espoir me fit battre le cœur : j’avais une chance de m’évader de cet univers, de regagner Millville. Si Tupper l’avait fait, c’était possible. Mais comment savoir ? Avec un oiseau comme lui, on ne pouvait être sûr de rien.
La première chose à faire était de mettre la main sur ce bougre. Il ne pouvait pas être bien loin.
Je me mis à gravir la colline qui, à Millville, m’aurait conduit chez le Dr Fabian. Arrivé à la cime, je m’arrêtai. Aussi loin que s’étendait mon regard, je ne discernais qu’une mer de fleurs pourpres.
Le paysage était étrange, ainsi dépouillé de tout repère familier, de ses arbres et de ses maisons. Mais la configuration était la même. J’étais là, étranger sur une terre inconnue, les narines pleines du parfum de ces fleurs qui ondoyaient comme un océan prêt à me submerger à jamais. Et quel silence ! Je songeai que c’était la première fois de mon existence que je faisais l’expérience du silence total.
Et cela pour une raison bien simple : ici, il n’y avait rien qui pût faire du bruit : ni arbres, ni buissons, ni oiseaux, ni insectes. Rien. Rien que les fleurs et le sol où elles poussaient.
Soudain, et pour la première fois, la panique s’empara de moi ― pas la grosse panique, la panique sérieuse qui vous fait prendre les jambes à votre cou en hurlant, mais une petite panique sournoise qui tournait autour de moi comme un affreux cabot grondant, sautant sur ses pattes filiformes, guettant l’occasion d’enfoncer dans ma chair des crocs aigus comme des aiguilles. Ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait combattre, à quoi l’on pouvait faire face : juste une petite panique qui grondait.
Je ne craignais rien de précis car il n’y avait pas de danger apparent, mais ce silence, cette solitude, l’uniformité du paysage, l’ignorance où j’étais de l’endroit où je me trouvais ― c’était peut-être pire que le danger.
Au pied de la colline s’étendait la zone marécageuse au bord de laquelle aurait dû se dresser la cabane de Stiffy et, un peu plus loin, je distinguai un filet argenté : la rivière qui coulait à la périphérie de la ville. Elle faisait un coude et, juste à cet endroit, j’aperçus un minuscule panache de fumée, presque imperceptible.
Je criai : « Tupper ! » et dégringolai la colline, heureux de pouvoir courir, heureux d’avoir une raison de courir qui ne fût pas imputable à cette panique qui m’assiégeait.
Quand j’eus escaladé le tertre qui masquait le méandre de la rivière, je vis le camp : une toute petite hutte faite de branches grossièrement entrelacées, un jardin potager, un alignement d’arbres morts le long de la berge. Un feu brûlait à côté de la hutte, devant lequel Tupper était accroupi, vêtu de la chemise et du pantalon que je lui avais donnés, le chef toujours surmonté du même chapeau ridicule.
— « Tupper ! » criai-je une seconde fois. Il se leva et s’avança gravement à ma rencontre. Quand nous fûmes face à face, il s’essuya le menton et me tendit la main en signe de bienvenue. Une main encore humide de bave mais je m’en moquai bien ! Tupper n’était peut-être pas grand-chose, mais c’était quand même un autre être humain.
— « Je suis heureux que tu aies pu venir, Brad. »
— « C’est joli, chez toi, » murmurai-je.
— « C’est elles qui m’ont arrangé ça, » fit-il avec fierté. « Les Fleurs. Au début, ce n’était pas pareil. Elles ont été gentilles. »
— « Oui… En effet. »
Le sens de son discours m’échappait totalement mais il fallait que je sois aimable. Peut-être Tupper pouvait-il m’aider à regagner Millville.