— « Elles sont les meilleurs amis que j’aie jamais eus, » poursuivit-il en bavant d’allégresse. « Les meilleurs à part toi et ton papa. Les Fleurs, toi et ton papa, vous êtes mes seuls amis. Tous les autres se moquaient de moi. Je faisais comme si je ne m’en rendais pas compte mais je le savais. Et ça ne me plaisait pas. »
— « Oh ! les gens n’étaient pas vraiment méchants. Ce qu’ils disaient et ce qu’ils faisaient, ils ne le pensaient pas vraiment. C’était plus de l’étourderie qu’autre chose. »
— « Quand même, ils n’auraient pas dû, » insista Tupper. « Toi, tu ne t’es jamais moqué de moi. C’est pour ça que je t’aime bien. »
Il avait raison, bien sûr. Pourtant, il y avait eu des moments où ça n’avait pas été l’envie qui m’en avait manqué ! Des moments où je l’aurais facilement étranglé ! Mais un jour, mon père m’avait dit que si je le fichais en boîte comme les autres gamins, les fesses m’en cuiraient.
— « C’est cet endroit plein de fleurs dont tu m’as parlé ? » enchaînai-je, changeant de sujet.
Il m’adressa un sourire béat tandis que des filets de salive lui dégoulinaient au coin des lèvres. « Elles sont belles, hein ? »
Nous étions à présent arrivés au bivouac. Un grossier récipient de terre était posé sur le feu, d’où s’échappaient des glouglous.
— « Reste manger avec moi, Brad, » m’implora Tupper. « Je t’en prie… Dis oui. Cela fait si longtemps que personne n’a mangé avec moi ! »
Quelques larmes coulaient le long de ses joues. « Il y a du maïs et des patates qui grillent sous la cendre. Et du ragoût de pois, de haricots et de carottes. Seulement, je n’ai pas de viande. Ça ne t’ennuie pas ? »
— « Absolument pas. »
— « Il y a des moments où la viande me manque terriblement, » me confia-t-il. « Mais elles n’y peuvent rien. Elles sont incapables de se transformer en animaux. »
— « Qui ça, elles ? »
— « Les Fleurs, » répondit-il et, à sa façon de le prononcer, le mot sonnait comme un nom propre. « Elles peuvent se transformer en n’importe quoi à condition que ce soit végétal. Mais ni en cochons ni en lapins, par exemple. Elles m’ont expliqué que c’était impossible. Elles me rendent des tas de services et je leur en suis reconnaissant. »
— « Autrement dit, tu parles avec elles ? »
— « Tout le temps. »
Il s’accroupit et se glissa en rampant dans la hutte pour y chercher deux écuelles de terre grossièrement modelées qu’il posa par terre. Sur chacune d’elles, il plaça une cuiller de bois.
— « C’est moi qui ai fabriqué tout ça, » m’annonça-t-il. « J’ai trouvé de l’argile au bord de la rivière. D’abord, j’ai cru que je n’y arriverais pas mais elles m’ont aidé… »
— « Les Fleurs ? »
— « Bien sûr. »
— « Et les cuillers ? »
— « Je me suis servi d’une pierre. Un silex, je crois. Elle avait une arête tranchante. Ça ne valait pas un couteau mais je m’en suis quand même tiré. Seulement, j’ai mis longtemps. »
Je hochai la tête.
— « Mais quelle importance ? » ajouta-t-il en s’essuyant les mains sur son fond de culotte. « J’avais tout mon temps. Elles m’ont fait pousser du lin pour que je puisse me confectionner des vêtements mais, là, je ne m’en suis pas sorti. Elles avaient beau m’expliquer, il n’y avait rien à faire. Finalement, j’ai laissé tomber et je suis resté à poil. Pourtant, je me suis fabriqué ce chapeau et, là, elles ne m’ont pas donné de conseils. Après, elles m’ont dit que c’était bien. »
— « Elles ont eu raison. Il est magnifique. »
— « Tu le penses vraiment, Brad ? »
— « Bien entendu. »
— « Je suis content de te l’entendre dire parce que j’en suis fier. C’est la première fois de ma vie que j’ai fait quelque chose tout seul sans conseils de personne. »
— « Mais tes fleurs… »
Il m’interrompit sèchement :
— « Ce ne sont pas mes fleurs. »
— « Elles peuvent se métamorphoser en tout ce qu’elles veulent, si je t’ai bien compris ? Veux-tu dire qu’elles se changent en légumes pour toi ? »
— « Oui, elles peuvent se transformer en n’importe quelle plante. Je n’ai qu’à le leur demander. »
— « Dans ce cas, pourquoi sont-elles des fleurs ? »
— « Il faut bien qu’elles soient quelque chose, non ? » rétorqua Tupper avec véhémence.
Il sortit des braises deux épis de maïs et quelques patates et, se munissant d’une louche rudimentaire, apparemment taillée dans de l’écorce, il remplit les écuelles.
— « Et les arbres ? » lui demandai-je.
— « Oh ! c’est encore les Fleurs. J’avais besoin de bois pour faire la cuisine et, au début, il n’y en avait pas. Je le leur ai dit. Alors elles en ont fait, des arbres. Des arbres spéciaux pour moi, qui poussent vite et qui meurent. Je n’ai plus qu’à casser les branches. C’est du bois sec. Mais il brûle lentement, pas comme le bois ordinaire. Heureusement parce qu’il faut que j’entretienne tout le temps mon feu. Quand je suis arrivé, j’avais des allumettes plein les poches mais il y a bien longtemps que ma réserve est épuisée. Oh ! je n’ai pas de sel. Tu trouveras peut-être que la nourriture a un drôle de goût. J’ai dû m’y habituer. »
— « Mais tu manges des légumes tout le temps. Le sel est indispensable à un régime végétarien. »
— « Les Fleurs disent que je n’en ai pas besoin, qu’elles mettent quelque chose dans les légumes pour le remplacer. Quelque chose qui n’a pas de saveur mais qui a les mêmes effets. Elles ont étudié mon corps pour savoir ce qui m’était nécessaire. Au bord de la rivière, j’ai un verger plein de fruits, et j’ai des fraises et des framboises tout le temps. Bon, si nous attaquions ? »
Nous nous installâmes l’un en face de l’autre et Tupper me tendit une écuelle. J’avais faim et il fallut bien que je me satisfasse de ces légumes cuits sans sel. C’était fade, évidemment, et le goût était un peu étrange mais je m’en contentai. Cela remplissait l’estomac.
— « Tu te plais ici, Tupper ? »
— « C’est chez moi, » répondit-il sur un ton solennel. « C’est ici que sont mes amis. »
— « Mais tu es démuni de tout. Tu n’as même pas une hache, pas de couteau ni de casserole. Et tu es totalement isolé. Que ferais-tu si tu tombais malade ? »
Tupper cessa de manger et me dévisagea en écarquillant les yeux comme si c’était moi le simple d’esprit.
— « Je n’ai besoin de rien de tout cela. Ma vaisselle, je la fabrique avec de la terre. Mes mains me suffisent pour casser les branches. Je n’ai pas à travailler le jardin : il n’y a même pas de mauvaises herbes et il m’est inutile de planter quoi que ce soit. Quand un carré est épuisé, il en pousse un autre. Et les Fleurs m’ont dit que si je tombais malade, elles me soigneraient. »
Sur quoi, il se jeta à nouveau sur sa nourriture. Le spectacle était horrible à voir.
En ce qui concernait son potager, il avait raison. Il n’était pas cultivé, c’était visible. J’apercevais de longues rangées de légumes qui n’avaient manifestement jamais connu le sarcloir et étaient d’une netteté irréprochable. Pas une seule herbe folle. Il n’aurait pu en aller autrement : quelle graine aurait eu la témérité de pousser dans cette terre ? Rien ne pouvait y pousser hormis les Fleurs elles-mêmes ou les végétaux en quoi elles se métamorphosaient, que ce fussent des légumes ou des arbres.