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Nous mangeâmes quelques instants en silence. Je décidai que j’avais apprivoisé Tupper et que le moment était venu de l’interroger sérieusement.

— « Où sommes-nous ? Et comment fais-tu pour rentrer si tu en as envie ? »

Il posa soigneusement son écuelle et sa cuiller sur le sol avant de répondre. Et quand il me répondit, ce fut avec une voix différente. La voix mesurée et pondérée qui s’était adressée à moi par le truchement du mystérieux téléphone.

— « Ce n’est pas Tupper Tyler qui parle, » dit Tupper. « Tupper parle au nom des Fleurs. Nous sommes à votre disposition. »

— « Tu te fiches de moi, » fis-je. Mais je n’en croyais rien. J’avais lâché cela de façon quasi instinctive – pour gagner du temps.

— « Je puis vous assurer que nous sommes très sérieuses. Nous sommes les Fleurs. Vous voulez vous entretenir avec nous et nous voulons nous entretenir avec vous. C’est le seul moyen de dialoguer. »

Tupper ne me regardait pas. Ses yeux étaient vitreux, son regard vacant. Il se tenait tout droit, rigide, les mains posées sur les genoux. Il n’avait plus l’air humain ― il ressemblait à un téléphone.

— « Je me suis déjà entretenu avec vous. » murmurai-je.

— « Oui, » répondirent les Fleurs. « Mais seulement de façon très brève. Vous ne nous avez pas crues. »

— « Je voudrais vous poser un certain nombre de questions. »

— « Nous y répondrons de notre mieux et avec le plus de concision possible. »

— « Quel est cet endroit ? »

— « Une Terre parallèle. Elle n’est pas séparée de la vôtre de plus d’une fraction de seconde. »

— « Oui. Il y a beaucoup de Terres. Vous ne le saviez pas, n’est-ce pas ? »

— « En effet. »

— « Mais vous pouvez l’admettre ? »

— « Avec un peu de pratique, peut-être. »

— « Il existe des milliards de Terres, » continuèrent les Fleurs. « Leur nombre exact, nous l’ignorons, mais il y en a des milliards et des milliards. Certains pensent qu’elles sont en nombre infini. »

— « Et elles sont alignées l’une derrière l’autre ? »

— « Non. Ce n’est pas de cette manière qu’il faut envisager les choses. Nous ne savons comment vous expliquer. »

— « Bon… Admettons qu’il y ait toute une série de Terres. Mais c’est malaisé à concevoir : s’il y en avait plusieurs, nous les verrions. »

— « Non. On ne pourrait les voir que dans le temps. La Terre parallèle existe dans une matrice temporelle… »

— « Une matrice temporelle ? Vous voulez dire… »

— « La formulation la plus simple est celle-ci : c’est le temps qui délimite ces Terres multiples. Chacune se distingue par sa seule localisation temporelle. Ce qui existe pour vous, c’est le moment présent. Vous ne pouvez voir ni dans le passé ni dans l’avenir… »

— « Pour arriver ici, j’ai donc voyagé dans le temps ? »

— « Oui, » répondirent les Fleurs. « Exactement. »

Tupper était toujours assis en face de moi, les traits vides d’expression, mais je l’avais oublié. C’étaient ses lèvres, sa langue, son larynx qui formaient les mots que j’entendais mais ce n’était pas lui qui parlait. Si délirant que cela pouvait paraître, c’était avec les Fleurs, avec l’étendue pourpre qui cernait le camp, que je conversais.

— « Votre silence indique que vous éprouvez quelque difficulté à admettre nos explications, » enchaînèrent les Fleurs.

— « J’avoue que c’est dur. »

— « Essayons de prendre le problème sous un autre angle. La Terre est une structure basilaire mais elle progresse dans le temps en fonction d’un processus de discontinuité. »

— « Je vous remercie de vos efforts pour vous expliquer plus clairement mais je ne suis guère plus avancé. »

— « Il s’agit d’un phénomène que nous avons découvert depuis de nombreuses années. Pour nous, il s’agit d’une loi naturelle mais pas pour vous. Il vous faudra un certain temps pour l’assimiler : vous ne pouvez pas assimiler en un clin d’œil ce qu’il nous a fallu des siècles pour comprendre. »

— « Mais j’ai voyagé dans le temps ! C’est ce que je ne comprends pas. Comment ai-je bien pu faire ? »

— « Vous avez franchi un point mince. »

— « Un point mince ? »

— « Une zone où le temps possède une densité moindre. »

— « Et ce point mince, vous l’avez fabriqué ? »

— « Disons que nous l’avons exploité. »

— « Pour entrer en contact avec la Terre ? »

— « Pourquoi ce ton d’horreur dans votre voix ? Depuis quelque temps, vous-mêmes allez dans l’espace. »

— « Nous nous y essayons, » rétorquai-je.

— « Vous pensez à une invasion. Nous aussi. Vous tentez d’envahir l’espace. Nous, nous tentons d’envahir le temps. »

— « Reprenons au début. Il y a des frontières entre ces multiples Terres ? »

— « En effet. »

— « Des frontières temporelles ? Ces mondes sont déphasés dans le temps ? »

— « C’est tout à fait cela. Vous comprenez vite. »

— « Et vous cherchez à faire une brèche dans cette barrière temporelle pour atteindre la Terre – ma Terre à moi ? »

— « Oui. »

— « Mais pourquoi ? »

— « Pour coopérer avec vous, pour instaurer une association. Nous avons besoin d’espace vital et si vous nous donnez cet espace vital, nous vous donnerons notre savoir en échange. Nous avons besoin d’une technologie car nous n’avons pas de mains ; or, avec notre savoir, vous pourrez créer des techniques nouvelles qui vous bénéficieront comme elles nous bénéficieront. Nous pourrons nous rendre ensemble sur d’autres mondes. Au bout du compte, il y aura une longue chaîne de Terres liées les unes aux autres et les races qui les habitent seront également liées par un but et des objectifs communs. »

J’eus l’impression qu’un lingot de plomb glacé m’alourdissait soudain les tripes et un goût métallique envahit ma bouche. Une association… Qui en prendrait la tête ? De l’espace vital… et quel espace vital nous serait-il concédé, à nous autres ? D’autres mondes… Qu’adviendrait-il sur ces autres mondes ?

— « Votre savoir est grand ? »

— « Très grand, » répondirent les Fleurs. « Absorber le savoir est une chose qui revêt une importance capitale pour nous. »

— « Et vous glanez avec zèle les connaissances que nous possédons. C’est vous qui avez engagé tous ces lecteurs ? »

— « C’est la méthode la plus efficace. Elle est à la fois sûre et sélective. »

— « Et vous l’utilisez depuis que Gerald Sherwood vous fabrique des téléphones. »

— « Les téléphones nous sont utiles comme moyen de communication directe. Auparavant, nous en étions réduites à sonder les esprits. »

— « Voulez-vous dire que vous aviez des contacts mentaux, peut-être depuis longtemps, avec les habitants de la Terre ? »

— « Oh ! oui, » firent les Fleurs sur un ton enjoué. « Depuis très longtemps et avec une foule de gens. Mais l’ennui était que ce système ne fonctionnait qu’à sens unique. La plupart de nos correspondants ne se rendaient compte de rien. Quant à ceux, plus sensibles, qui s’apercevaient de quelque chose, ils n’en avaient qu’une conscience très vague, tâtonnante. Force nous était de nous contenter de ce que nous trouvions dans les esprits que nous pénétrions, car il nous était impossible de les orienter sur un centre d’intérêt spécifique. Le résultat manquait d’efficacité. C’était quelque peu décourageant. »