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— « Elles fabriquaient le temps ? »

— « Certainement. Est-ce donc tellement difficile à concevoir ? »

— « Pour moi, oui. Le temps est un fleuve qui s’écoule, il n’y a rien à faire. »

— « Ce n’est pas un fleuve, il ne s’écoule pas et on peut faire beaucoup de choses avec lui. Quant à vos propos injurieux, nous préférons les tenir pour nuls et non avenus. »

— « Quels propos injurieux ? »

— « Vous avez laissé entendre qu’il vous paraissait bien difficile pour une plante d’accéder à l’intelligence. »

— « Je ne voulais pas vous vexer. Je pensais aux plantes de la Terre. Je ne peux imaginer un pissenlit… »

— « Un pissenlit ? »

— « C’est une plante très commune. »

— « Vous avez peut-être raison. À l’origine, il se peut que nous ayons été différentes des plantes que vous connaissez. »

— « Vous n’en avez aucun souvenir ? »

— « Vous voulez dire une mémoire ancestrale ? Nous nous rappelons tout. Nous savons exactement comment nous avons acquis l’intelligence. »

— « Les humains n’en savent pas autant, » dis-je.

— « À présent, il nous faut vous dire adieu. Notre énonciateur est fatigué et nous ne voulons pas abuser de ses forces, car il y a longtemps qu’il nous sert fidèlement et nous le tenons en affection. Nous reprendrons cette conversation plus tard. »

Tupper poussa un grognement et essuya son menton dégoulinant de bave.

— « C’est la première fois que je parle aussi longtemps pour elles. Elles ont causé de quoi ? »

— « Comment ? Tu ne le sais pas ? »

— « Bien sûr que non, » rétorqua-t-il avec brusquerie. « Je n’écoute jamais. »

Il avait à nouveau un aspect humain. Son regard était normal et ses traits avaient perdu leur rigidité.

— « Mais les lecteurs ? » dis-je. « Ils lisent plus longtemps que nous n’avons parlé. »

— « C’est différent. C’est une question de contact mental. »

— « Et les téléphones ? »

— « Ils servent seulement à dire ce que l’on doit faire. »

Il se leva lentement et se dirigea vers sa cabane. « Je vais faire un petit somme. »

À mi-chemin, il s’arrêta et se retourna.

— « J’ai oublié de te remercier pour le pantalon et la chemise. »

Chapitre 12

Mon pressentiment ne m’avait pas trompé : Tupper était la clé des événements, tout au moins l’une des clés. Et, si extravagant que cela pût paraître, le point de départ de la piste était le parterre de fleurs qui poussaient devant la serre.

En effet, ces fleurs conduisaient non seulement à Tupper mais à tout le reste ― à l’alter ego de Gerald Sherwood qui stimulait l’esprit d’invention de ce dernier, aux téléphones sans cadran, aux lecteurs, aux employeurs de Stiffy Grant et probablement aussi aux commanditaires de l’étrange centre de recherches du Mississippi dont m’avait parlé Alf. Et à combien d’autres projets, à combien d’autres entreprises dont je n’avais aucune idée ?

Je savais à présent que cela durait depuis longtemps. Depuis des années, m’avaient dit les Fleurs. Depuis des années, elles pirataient les cerveaux humains à l’insu de leurs victimes. Je regrettais de ne pas leur avoir demandé de se montrer plus précises. Comme elles existaient depuis des milliards d’années, il y avait peut-être des siècles qu’elles étaient à l’ouvrage.

Je me relevai. J’étais tout engourdi, j’avais des crampes dans les muscles. Je m’étirai et examinai le paysage.

Ce n’était pas possible ! Je ne pouvais pas avoir discuté avec des fleurs ! On n’avait jamais entendu dire que quelqu’un eût fait la causette avec des plantes ! Pas avec les plantes de la Terre !

Mais je n’étais pas sur la Terre. J’étais sur… sur une autre Terre puisque, selon les Fleurs, il y en avait toute une ribambelle.

Tupper s’était mis à ronfler ― de sonores ronflements mouillés, larmoyants, exactement les ronflements qu’on pouvait attendre de lui. Il était allongé dans sa hutte sur un tas de feuilles, mais l’abri était trop petit et ses pieds dépassaient. Il exhibait des talons calleux et ses orteils étaient pointés vers le ciel.

Je ramassai les écuelles et les cuillers, mis la marmite sous mon bras et me dirigeai vers la rivière. Tupper avait fait la cuisine : moi, je pouvais bien faire la vaisselle.

Quand j’eus fini, je bus un peu d’eau à même mes mains en coupe. Comme je me redressai, j’entendis un crissement de papier. Les battements de mon cœur s’accélérèrent. Brusquement, la mémoire me revint. J’enfonçai la main dans la poche intérieure de ma veste et en ressortis la longue enveloppe blanche. Je me hâtai de l’ouvrir : les quinze cents dollars que Sherwood m’avait remis étaient bien là.

Quel imbécile j’avais été ! Originellement, j’avais eu l’intention de cacher cette enveloppe quelque part à la maison puisque je comptais rejoindre Alf avant l’ouverture des banques ; et puis les événements s’étaient précipités et cela m’était sorti de la tête. Comment pouvait-on oublier quinze cents dollars ?

Couvert d’une sueur glacée, je songeai à tout ce qui aurait pu arriver à cette enveloppe. J’aurais pu la perdre une bonne douzaine de fois ! Pourtant, tout en me torturant ainsi les méninges, je me disais qu’elle avait perdu une partie de son importance. Certes, si jamais je revenais sur la Terre, ces quinze cents dollars recouvreraient toute leur signification. Mais, provisoirement, ce n’était pas cette petite fortune qui comptait mais une mauvaise écuelle d’argile, une hutte de branchages, un lit de feuilles. Et surtout ― ceci était infiniment plus précieux que l’argent ― un feu de bivouac qui devait brûler en permanence puisqu’il n’y avait plus d’allumettes.

Mais ce monde n’était pas le mien. C’était celui de Tupper ― un monde de joies simples où les Fleurs étaient ses amies, un monde sans cruauté, un monde myope ― le pays des merveilles. Toutefois, Robinson de ce monde, Tupper était incapable d’envisager tout ce que sa présence au pays des Fleurs pourpres impliquait.

Car, jusqu’à présent, on s’était borné à spéculer et à bâtir des hypothèses, des hypothèses d’ailleurs bien peu nombreuses car la chose paraissait tellement lointaine et tellement improbable ! Or, voilà que la race humaine était entrée en contact (en collision, peut-être) avec une autre race…

Tous ceux qui s’étaient intéressés à ce problème avaient imaginé que l’étranger viendrait de l’espace. Or, c’était du temps qu’il avait surgi.

Au fond, cela ne changeait rien : que l’interlocuteur vînt de l’espace ou qu’il vînt du temps, l’Homme était confronté à l’épreuve décisive et il ne pouvait pas ne pas en sortir victorieux.

Je ramassai la vaisselle et rebroussai chemin.

Tupper dormait toujours mais il ne ronflait plus. Il était couché dans la même position, les orteils braqués vers le ciel. Le soleil s’était déplacé vers l’ouest mais la chaleur persistait et il n’y avait pas le plus léger souffle dans l’air. Pas un frémissement n’agitait le tapis de fleurs pourpres qui recouvrait les collines.

Elles étaient innocentes, ces fleurs, elles étaient jolies et elles n’avaient rien de menaçant. Ç’auraient pu être des marguerites ou des jonquilles. Elles n’avaient pas de personnalité, elles n’étaient qu’une tache de couleur agréable à l’œil. C’était là ce qu’il y avait de plus compliqué : l’impossibilité absolue où j’étais de voir dans les Fleurs autre chose que des fleurs, de penser à elles comme à des êtres ou même comme à un simple symbole. Comment les prendre au sérieux ? Or, il fallait les prendre au sérieux car elles étaient intelligentes, peut-être même plus intelligentes que les hommes.