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Je posai la vaisselle près du foyer et entrepris de gravir la colline. J’écrasai quelques fleurs sous mes pas mais comment faire autrement puisqu’elles étaient partout ? Je me dis qu’il faudrait que j’entre à nouveau en communication avec elles quand Tupper serait reposé. Il y avait tant de choses à éclaircir et à expliquer… Si les Fleurs et la race humaine étaient destinées à cohabiter, les deux espèces devaient se comprendre. Je me remémorai la conversation de tout à l’heure, essayant de déceler la menace insidieuse que dissimulaient, j’en étais sûr, les propos des Fleurs, mais ceux-ci, pour autant que je m’en souvenais, ne contenaient apparemment aucune menace.

Arrivé au sommet de la colline, je m’arrêtai pour contempler la mer pourpre qui s’étendait à mes pieds. En bas coulait un petit ruisseau qui se jetait dans la rivière ; j’entendais son clapotis cristallin.

Lentement, je redescendis vers le cours d’eau. C’est alors que je vis le monticule qui se dressait sur l’autre berge, à la base du versant qui me faisait face. Il ne présentait rien de particulier sauf qu’il semblait quelque peu incongru dans le paysage. Là, pas de fleurs : rien qu’une croupe dénudée. On eût dit un monstre bossu, vestige d’un autre temps.

Une fois parvenu sur la berge, je cherchai un gué que je franchis. Je remarquai un gros bloc de pierre à moitié enterré sur lequel je m’assis, laissant mon regard errer sur la rivière qui miroitait au soleil. Chaque vaguelette était un bracelet de diamant brillant de mille feux. Le tintement argentin de l’eau sur les pierres résonnait dans l’air.

J’étais comme envoûté par ces scintillements de diamants et par la chanson cristalline du courant. J’avais le sentiment que je pourrais rester éternellement ici à m’imbiber de la chaleur des rayons mourants du soleil, encerclé par les collines.

Distraitement, je caressai le rocher sur lequel j’étais assis. Mes mains m’avertirent sans doute aussitôt que sa surface avait quelque chose d’insolite, mais j’étais tellement obnubilé par les sensations physiques que me dispensaient le soleil et l’eau qu’il me fallut plusieurs minutes avant de prendre conscience de l’anomalie.

Je restai dans la même position, continuant toujours à frotter la pierre du bout des doigts, mais sans la regarder, afin de m’assurer que je ne me trompais pas, que ce que je touchais présentait bien le caractère d’un objet façonné.

Enfin, je me levai et examinai la pierre. Aucun doute possible. C’était un bloc travaillé. On distinguait encore les traces du ciseau et, à un angle, adhérait un fragment de matière friable qui ne pouvait être autre chose qu’un reste de mortier.

Je reculai de quelques pas. Non, ce n’était pas un simple monolithe erratique mais une pierre taillée !

Donc les Fleurs n’étaient pas les seuls occupants de cette planète. Celle-ci avait (ou avait eu) d’autres habitants. Des êtres sachant travailler la pierre et qui possédaient les instruments voulus pour lui imprimer la forme de leur choix.

Mon regard se posa sur le monticule qui se dressait de l’autre côté de la rivière : des blocs semblables en émergeaient en partie. Leur alignement suggérait les restes d’un mur.

Cette butte n’était pas un caprice de la nature. Elle était le témoignage d’une structure édifiée par des créatures qui se servaient d’outils.

Je traversai la rivière et escaladai le monticule. Aucune de ces dalles n’était très grande et toutes étaient nues. S’agissait-il d’un ancien bâtiment ? d’une muraille ? ou d’un monument ?

Je redescendis vers la rive avec précaution car la pente était abrupte. Je finis par me laisser glisser en me retenant avec les mains.

C’est à ce moment que je trouvai l’os. Il avait émergé du sol, pas depuis très longtemps, peut-être, et était resté là, caché par les fleurs pourpres. En d’autres circonstances, je n’y aurais probablement pas prêté attention. Ce n’était qu’un objet blanchâtre.

Sous la pression de mon doigt, sa surface s’effrita quand je le pris mais il ne se rompit pas. Il était légèrement incurvé et d’un blanc crayeux.

Je le retournai. C’était apparemment une côte. Peut-être humaine à en juger par sa forme et par ses dimensions mais j’étais trop profane en la matière pour en avoir la certitude.

Si cet ossement était réellement humanoïde, me dis-je alors, c’était la preuve que, à une certaine époque, des créatures proches de l’homme avaient vécu ici. Fallait-il croire qu’il existait encore des représentants de cette race ?

Une planète de fleurs. Une planète sans autre forme de vie que ces fleurs. Puis Tupper Tyler était arrivé. C’est tout ce que j’avais pensé en voyant pour la première fois cet océan pourpre s’étendant à perte de vue. Seulement, ce n’était qu’une supposition, une conclusion que j’avais adoptée hâtivement sans qu’elle fût étayée par des arguments sérieux. Parce qu’il n’y avait ni oiseaux ni insectes ni animaux, rien sinon, peut-être, quelques bactéries et quelques virus. Encore ceux-ci étaient-ils sans doute nécessaires au bien-être des Fleurs.

Bien que la partie superficielle de cet os fût pulvérulente, sa structure paraissait saine. Récemment encore, j’en étais sûr, il appartenait à un organisme vivant. Son âge dépendait dans une large mesure de la nature du sol, de son degré d’humidité et de bien d’autres facteurs encore. C’était là un problème de spécialistes et je n’étais pas un spécialiste.

Et puis je distinguai une tache blanche à ma droite. Probablement une pierre. Mais j’avais déjà la conviction que ce n’en était pas une : l’objet avait la même blancheur crayeuse que l’os que j’avais ramassé.

Je me mis à creuser avec mes mains. Le sol était sablonneux et je n’éprouvais guère de difficultés.

C’était un autre ossement et je compris bientôt qu’il s’agissait d’un crâne. En effet, quand je l’eus entièrement dégagé, je vis que c’était un crâne humain. Cette fois, il n’y avait pas de doute possible.

Je regagnai la rivière tant bien que mal, le cœur ému de pitié. De pitié pour cette créature qui avait vécu et était morte ici. Je n’éprouvais pas seulement de la compassion : la peur montait en moi.

Car ce crâne que je tenais entre mes mains était la preuve que cette planète n’était pas la patrie des Fleurs. Ce monde, elles l’avaient conquis ― ou, tout au moins, elles se l’étaient approprié. Peut-être à une époque très reculée. À quelle distance dans le temps se trouvait la planète natale des Fleurs ? Combien de Terres conquises s’égrenaient entre ce monde et celui où une race non humaine les avait fait accéder à l’intelligence, combien de Terres nues, privées de toute vie capable de rivaliser avec les Fleurs ? Et cette race grâce aux soins de laquelle elles avaient transcendé leur nature végétale, où se trouvait-elle aujourd’hui ?

J’enterrai délicatement le crâne que je recouvris de sable et de poussière. J’aurais aimé le ramener au camp afin de l’examiner plus attentivement mais il n’en était pas question car il ne fallait pas que Tupper soit mis au courant de ma découverte. Son esprit était un livre ouvert pour ses amies les Fleurs, ce qui, j’en étais convaincu, n’était pas le cas du mien : sinon, pourquoi auraient-elles pris contact avec moi par l’intermédiaire du téléphone ? Tant que Tupper ne saurait rien, les Fleurs ne sauraient rien non plus. Bien sûr, il était possible que je me trompe. Peut-être voyaient-elles ou possédaient-elles un autre sens équivalent à la vue. Mais j’en doutais. Jusqu’à preuve du contraire, il était raisonnable de les considérer comme des symbiotes mentaux dont le champ de conscience était limité à celui qu’elles partageaient avec d’autres formes de vies.