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Je fis le tour du monticule et trouvai de nouveaux blocs de pierre. Il était manifeste que, jadis, un édifice s’était dressé sur ce site. Cet emplacement était-il celui d’une ville ? D’une simple bourgade ? En tout cas, des gens avaient habité en ce lieu.

Le soleil s’était couché et il n’y avait plus de diamants dans la rivière qui n’était plus qu’un ruban sombre s’étirant dans le crépuscule. Subitement, dans l’ombre, j’entrevis le ricanement blanc d’une autre tête de mort et je m’immobilisai, frissonnant.

Le rire de ce second crâne me disait que la race humaine affrontait un danger plus grand que tous ceux qu’elle avait jamais connus. Jusqu’à présent, personne n’avait jamais menacé la continuité de l’humanité sinon l’homme lui-même. Or cette menace ultime s’étalait maintenant sous mes yeux.

Chapitre 13

J’aperçus de loin la lueur vacillante du feu. Tupper avait fini sa sieste et il préparait le dîner.

— « Tu as été te promener ? » me demanda-t-il.

— « Juste un petit tour. Il n’y a pas grand-chose à voir. »

— « Les Fleurs, c’est tout. »

Il s’essuya le menton et compta ses doigts. Puis il les recompta pour être sûr de ne pas avoir fait d’erreur.

— « Tupper ? »

— « Qu’est-ce qu’il y a ? »

— « Est-ce partout pareil ? Sur toute l’étendue de cette Terre, je veux dire. Il n’y a que les Fleurs ? »

— « Des fois, les autres rappliquent. »

— « Les autres ? »

— « Ceux d’ailleurs. Mais ils ne restent pas. »

— « Qui sont-ils ? »

— « Des gens qui viennent ici pour s’amuser. »

— « S’amuser à quoi ? »

— « Je ne sais pas. Ils s’amusent, c’est tout. »

Sa voix était hargneuse et il était volontairement évasif.

— « En dehors de ces gens-là, il n’y a donc rien que les Fleurs ? »

— « Rien qu’elles. »

— « Mais tu n’as pas été partout. »

— « Elles me l’ont dit et elles ne m’auraient pas menti. Elles ne sont pas comme les types de Millville. Elles n’ont pas besoin de mentir. »

À l’aide de deux bâtons, il souleva la marmite de terre posée sur le foyer.

« C’est des tomates. J’espère que tu les aimes. »

Je fis signe que oui. Il s’accroupit devant le feu pour surveiller sa cuisine.

« Elles disent toujours la vérité, » enchaîna-t-il, revenant à ma question. « Elles ne peuvent pas dire autre chose que la vérité. C’est comme ça qu’elles sont. Elles sont faites de vérité. C’est parce que les gens ont peur qu’on leur fasse mal qu’ils mentent, et les Fleurs ne peuvent pas souffrir. »

Il me dévisagea, me mettant au défi de le démentir.

— « Je ne prétendais pas qu’elles mentaient, Tupper. Je n’ai jamais un seul instant mis leurs propos en doute. Mais quand tu dis qu’elles sont faites de vérité, c’est à la connaissance que tu penses, n’est-ce pas ? »

— « Probable. Elles savent beaucoup plus de choses que ceux de Millville. »

Je ne fis pas de commentaires. Millville était le cadre originel de Tupper. Quand il parlait de Millville, il entendait le monde des hommes.

À nouveau, il faisait la comptabilité de ses doigts, béat et euphorique dans cet univers où rien n’existait pour lui que béatitude et euphorie.

Je songeai alors au curieux pouvoir qui était le sien, à son aptitude à communiquer avec les Fleurs, à les connaître si bien et si intimement qu’il pouvait s’exprimer en leur lieu et place. Était-il possible que cet idiot de village, cet arriéré baveux, fût doué d’une perception sensorielle étrangère à l’homme normal ? Qu’il eût un don extraordinaire compensant ses lacunes ?

Après tout, l’homme était singulièrement limité dans ses capacités et il ne le savait pas, incapable qu’il était d’imaginer ce qui lui manquait. Pourquoi, par la vertu de quelque combinaison génétique, Tupper n’eût-il pas été doté de pouvoirs refusés aux autres humains et dont il ignorait qu’il était le seul à bénéficier ? Et pourquoi ces pouvoirs ne seraient-ils pas complémentaires de certains de ceux que détenaient les Fleurs ?

La voix qui, au téléphone, m’avait proposé une mission diplomatique m’avait précisé que j’avais été chaudement recommandé. Par qui ? Par Tupper ?

J’aurais bien voulu lui poser la question mais je n’osais pas.

— « Miaou, » miaula Tupper. « Miaou… miaou… miaou…”

Il fallait reconnaître qu’il imitait le chat à s’y méprendre. Et pas seulement le chat : il pouvait imiter n’importe quoi. Ç’avait toujours été son petit talent de société.

Je ne prêtai pas attention à ses miaulements. À nouveau, il était au sein de son univers personnel et il avait probablement oublié ma présence.

De la vapeur s’échappait de la marmite et l’odeur des tomates imprégnait l’air. La première étoile se leva à l’est. Le silence régnait, brisé seulement par le pétillement des tisons et les petits geignements de Tupper.

C’était une Terre de silence, un vaste et éternel globe de silence qui ne connaissait d’autres sons que le gargouillis de l’eau, le friselis du vent et les bruits infimes que faisaient les intrus comme Tupper et moi. Encore que, à présent, Tupper n’était peut-être pas un intrus.

J’étais seul, puisque l’homme accroupi en face de moi s’était retranché derrière une porte qu’il était seul à pouvoir ouvrir car personne d’autre n’en possédait la clé.

Et dans cette solitude, dans ce silence, je sentais la présence purpurine, sans forme, subtile, des choses qui régnaient sur cette planète. Une présence amicale mais avec un je ne sais quoi de repoussant comme l’amitié servile de quelque bête monstrueuse. Et j’avais peur.

Avoir peur de fleurs… quelle bêtise !

Étaient-elles un ennemi ou seulement quelque chose d’étrange ? Si elles étaient un ennemi, ce serait un ennemi terrible, implacable et efficace.

Car l’univers végétal était la seule source d’énergie permettant au monde animal de survivre. Seules les plantes étaient capables de capter, de transmuer et d’emmagasiner ce qui constituait l’essence même de la vie. L’existence du règne animal reposait sur l’énergie que lui fournissait le règne végétal. Si les plantes faisaient grève ou devenaient volontairement impropres à la consommation, toutes les autres formes de vie seraient condamnées à mort.

Et les Fleurs avaient d’immenses possibilités de métamorphose ― de très inquiétantes possibilités. Témoin le jardin de Tupper. Ses légumes, les arbres destinés à lui fournir du bois mort. Elles pouvaient se changer en n’importe quoi ― herbe, buissons, plantes grimpantes, céréales… Elles ne se contentaient pas d’imiter une plante donnée : elles se transformaient en cette plante même.

À supposer que la Terre des hommes leur accordât droit de cité… à supposer qu’elles proposent aux humains de remplacer leurs arbres par d’autres qui pousseraient plus vite et plus droit, seraient plus grands, donneraient plus d’ombre ou feraient de meilleures planches… De remplacer le blé par un blé amélioré qui rendrait davantage, dont l’épi serait plus fourni, qui résisterait à la rouille… Et la même chose pour tous les arbres, toutes les plantes, toutes les herbes… Il n’y aurait plus de famine, plus de disette puisque les Fleurs pourraient s’adapter à tous les besoins humains.