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Et lorsque l’homme se reposerait sur elles, que son économie tout entière serait basée sur elles, que sa vie elle-même dépendrait de la fidélité avec laquelle les Fleurs respecteraient leur contrat, il serait à leur merci. Du jour au lendemain, elles pourraient cesser d’être avoine, blé ou salade ; elles pourraient dépouiller la Terre de la totalité de ses réserves alimentaires. Ou les empoisonner, ce qui serait une façon plus rapide et plus miséricordieuse de faire disparaître les hommes. Ou même, si leur haine était assez forte, elles pourraient développer certains types de pollen auxquels la vie terrestre serait tellement allergique que la mort, quand elle arriverait enfin, serait accueillie comme une bénédiction.

D’ailleurs, même si les humains refusaient le marché, les Fleurs pourraient envahir subrepticement la Terre, se substituer aux cultures existantes ― et le résultat serait le même.

En toute hypothèse, nous étions à leur merci. Peut-être nous tueraient-elles, peut-être ne nous tueraient-elles pas, mais elles auraient la possibilité de nous éliminer le jour où cela leur chanterait.

Toutefois, si leur dessein était de conquérir la Terre pour la stériliser, pourquoi étaient-elles entrées en contact avec moi ? Qu’est-ce qui les avait empêchées de s’infiltrer incognito ? Ç’aurait peut-être été plus long mais, du fait même de notre ignorance, nous aurions été incapables de faire obstacle à l’invasion. Qui aurait prêté attention à quelques fleurs pourpres poussant ici et là dans des coins reculés ? En l’espace de cent ans, c’eût été une affaire réglée.

Et une autre pensée obsédante, informulée, cherchait obstinément à prendre forme dans mon esprit : même si nous en avions la possibilité, ferions-nous obstacle aux Fleurs ? Ne représentaient-elles pas la première forme de vie extra-terrestre avec laquelle nous étions confrontés ? C’était, si elle en endossait le risque, l’occasion pour la race humaine d’acquérir un savoir nouveau, de combler les lacunes de sa science, de son capital émotif, de s’ouvrir à une pensée non humaine, à des motivations, à une logique différentes des motivations et de la logique terriennes. Pouvions-nous nous permettre de ne pas saisir cette occasion au passage ? Si nous la laissions échapper une fois, nous la laisserions échapper la fois suivante et jamais, peut-être, le contact ne serait noué avec une espèce extra-terrestre.

Il y eut une sonnerie de téléphone et je sursautai. Cela recommença. Enfin, Tupper s’exclama d’une voix impatiente : « Parle ! On t’appelle ! »

— « Quoi ? »

— « Dis : allô ! Vas-y ! Réponds ! »

— « D’accord ! » fis-je sur un ton conciliant, « Allô… »

La voix de Tupper devint celle de Nancy. L’imitation était si parfaite que j’avais l’impression que la fille de Gerald Sherwood était là en chair et en os.

— « Brad ! Brad, où es-tu ? » Elle paraissait au bord de la crise de nerfs.

— « Je ne crois pas que je sois en mesure de te l’expliquer… »

— « Tu as disparu, » enchaîna-t-elle sur un débit précipité. « Je t’ai cherché partout. Nous t’avons cherché partout. La ville tout entière… Et puis je me suis rappelé le téléphone… Le téléphone sans cadran qui se trouve dans le bureau de papa, tu sais ? Je n’y avais jamais fait tellement attention, je le considérais comme un objet décoratif ou un article style farces et attrapes. Mais le téléphone était tellement à l’ordre du jour ! Il y en a dans la bicoque de Stiffy et Ed Adler m’a parlé de celui qui était dans ton bureau… J’ai fait le rapprochement. Mais j’ai mis longtemps avant de comprendre. J’ai décroché. Il y avait de la tonalité. J’ai demandé à te parler. C’était absurde mais… Que disais-tu, Brad ? »

— « Que je suis incapable de t’expliquer exactement où je suis. Cela te paraîtra invraisemblable mais il faut que tu me croies. »

— « Où es-tu ? Dis-le-moi. »

— « Dans un autre monde. J’ai quitté le jardin… »

— « Où es-tu allé ? »

— « Eh bien, je suivais la piste de Tupper… »

— « La piste de qui ? »

— « De Tupper Tyler. Je crois bien que j’ai oublié de te dire qu’il était revenu. »

— « Ce n’est pas possible ! Il y a dix ans qu’il est parti, je m’en souviens. »

— « Il est revenu, » répétai-je. « Ce matin. Et puis il a encore fichu le camp. Donc, je suivais sa piste… »

— « Tu me l’as déjà dit. Tu suivais sa piste et tu t’es retrouvé dans un autre monde. Où se trouve cet autre monde ? »

Elle était comme toutes les femmes, à me bombarder de questions auxquelles j’étais bien incapable de répondre !

— « Je ne le sais pas exactement. Tout ce que je sais, c’est que c’est un monde qui est décalé dans le temps par rapport au nôtre. Peut-être d’une seconde seulement. »

— « Est-ce que tu peux revenir ? »

— « J’essaierai mais je n’en suis pas sûr. »

— « Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider ? »

— « Nancy, où est ton père ? »

— « Chez toi. Et il y a un monde fou. »

— « On m’attend ? »

— « Oui. Beaucoup de gens sont convaincus que tu es au courant de pas mal de choses. »

— « En ce qui concerne la barrière ? »

— « Précisément. »

— « Et ils sont montés contre moi ? »

— « Certains… oui. »

— « Nancy, peux-tu joindre ton père ? »

— « Bien entendu. »

— « Bon. Va le voir et dis-lui que lorsque je reviendrai – si je peux revenir –, il faudra absolument que je parle avec quelqu’un d’important. Une haute autorité. Le Président, par exemple, ou un membre de son entourage immédiat. Un délégué auprès des Nations Unies… »

— « Mais, Brad, tu n’arriveras jamais à obtenir une audience présidentielle ! »

— « Peut-être mais il est indispensable que j’aie une entrevue avec une personnalité qualifiée. Je détiens des informations dont le gouvernement doit absolument avoir connaissance. Pas seulement le nôtre… Tous les gouvernements. Ce n’est pas une plaisanterie. Dis à ton père que c’est très grave. »

— « Tu es sûr que ce n’est pas un canular, Brad ? »

— « Je te le jure, Nancy. Croix de bois, croix de fer ! Je suis vraiment sur un autre monde, une Terre parallèle… »

— « Et il est joli, ce monde ? »

— « Assez joli, oui. Il n’y a rien que des fleurs. »

— « Quelles fleurs ? »

— « Des fleurs pourpres. Celles de mon père. Les mêmes qu’à Millville. Ce sont elles qui ont élevé la barrière, Nancy. Ces fleurs, ce sont des gens. »

— « Mais voyons, Brad, des fleurs ne peuvent pas être des gens ! »

Bien sûr ! Elle me parlait comme à un enfant que l’on raisonne !

Je ravalai ma colère et mon désespoir.

— « Je sais, Nancy, je sais. N’empêche que ce sont quand même des créatures. Elles sont intelligentes et elles sont capables de communiquer avec nous. »

— « Tu as parlé avec elles ? »

— « Par l’intermédiaire de Tupper qui est leur interprète. Mais là n’est pas la question. Transmettras-tu mon message à ton père ? »

— « J’y vais tout de suite. »

— « Encore une chose, Nancy. »

— « Oui ? »

— « Je suppose que la population ne m’est pas favorable. Ne parle de cela à personne d’autre qu’à ton père. Inutile que le village ait un sujet de commérage supplémentaire. »