— « D’accord. Soit prudent, Brad. Tâche de rentrer sain et sauf. »
— « Compte sur moi. »
— « Reviens, Brad. À bientôt. »
— « Au revoir, Nancy. Merci de m’avoir appelé. »
Je regardai Tupper. « Merci, téléphone. »
Il braqua un doigt sur moi et le frotta avec l’index de son autre main comme les enfants qui font : « Bisque, bisque, rage… »
— « Brad a une petite amie ! Brad a une petite amie ! » chantonna-t-il.
— « Je croyais que tu n’écoutais jamais les conversations ! » La moutarde me montait au nez.
— « Brad a une petite amie ! Brad a une petite amie ! Brad a une petite amie ! »
Il s’énervait de plus en plus, il postillonnait et son menton dégoulinait de bave.
— « Boucle-la ! » m’écriai-je. « Sinon, je te casse la gueule. »
Il comprit que je ne plaisantais pas et se tut.
Chapitre 14
Je m’éveillai dans la nuit bleue et argent et me demandai ce qui avait bien pu me sortir du sommeil Le ciel fourmillait d’étoiles. Mon esprit était parfaitement dispos, je savais où j’étais. J’entendais le glouglou de la rivière, je sentais l’odeur de la fumée de bois.
Quelque chose m’avait réveillé… Je tournai lentement la tête et restai immobile, aux aguets. Pas le moindre bruit. Je me levai avec précaution. Rien… Absolument rien. La terre et le ciel étaient comme figés. Ce monde était un éternel présent, un présent pétrifié, sans passé, sans futur, un lieu où n’avait jamais retenti le tic-tac d’une horloge.
Et soudain je vis une forme bouger sur la colline ― un homme, une silhouette humaine en tout cas, qui courait, se déplaçant en ombre chinoise sur le ciel. Grande, souple et gracieuse.
Je m’élançai. Sans raison, sans but précis. Simplement, il y avait un homme ou quelque chose qui ressemblait à un homme, là-haut, au sommet de la colline, et il fallait que j’affronte cette créature dans l’espoir que, peut-être, sur cette Terre déserte, uniquement peuplée de fleurs, sur cette Terre de silence et de fragile beauté, en cet endroit étrange où l’espace et le temps étaient déviés, je parviendrais à trouver je ne sais quelle perspective rationnelle que je pourrais comprendre.
Je voulus crier mais aucun son ne sortit de mes lèvres. Je continuai à courir.
La créature avait dû me remarquer car, soudain, elle s’arrêta, fit volte-face et me regarda tandis que je gravissais la pente. À présent, aucun doute n’était possible : c’était bien une forme humaine. Son crâne était surmonté d’une sorte de crête qui donnait à cet être quelque chose d’un oiseau.
Je courais toujours, haletant. Et la créature marcha à ma rencontre. Lentement, délibérément, avec une grâce inconsciente.
À mon tour, je m’immobilisai et repris mon souffle. Au clair de lune, il était difficile de déterminer la couleur de cette crête. Peut-être était-elle blanche, peut-être était-elle argentée.
Maintenant, ma respiration était redevenue normale et je me dirigeai à la rencontre de l’être qui descendait vers moi. Je suppose que chacun de nous redoutait d’effrayer l’autre.
Oui, c’était un humanoïde. Une femme humanoïde, nue ou presque nue. En dehors de cette crête dont je voyais maintenant qu’elle était blanche, son corps était d’un noir de jais, moiré de reflets miroitants. Et il y avait dans sa démarche une vivacité, un dynamisme qui me laissaient pantois.
La créature me parla. Pas avec des mots : sa voix n’était qu’une musique.
— « Je suis navré mais je ne comprends pas, » lui dis-je.
Elle me parla encore en trilles mélodieux qui montaient dans la nuit bleue et argent, des trilles cristallins qui n’avaient aucun sens pour moi.
Je secouai la tête et elle rit. Un rire grave et musical, chargé d’allégresse et d’excitation. Un rire indéniablement humain.
Elle me tendit la main et nous nous élançâmes ensemble. Nous gravîmes la pente et redescendîmes le long du versant opposé dans une course folle, extatique, rien que pour le plaisir.
Nous étions jeunes et une étrange joie nous grisait tous les deux. En ce qui me concerne, en tout cas, je ne voyais aucune raison expliquant l’allégresse que j’éprouvais. Nous courions, la main dans la main comme si nous ne faisions qu’un.
Nous franchîmes la rivière, nous contournâmes le monticule où j’avais découvert les crânes et escaladâmes le promontoire qui se dressait sur l’autre rive.
Nous tombâmes sur une demi-douzaine d’autres créatures semblables à la ravissante humanoïde qui m’avait entraîné. C’était un pique-nique. Par terre, il y avait des paniers ― ou des objets ressemblant à des paniers ― et des bouteilles disposés en cercle. Au centre de ce cercle se trouvait un globe argenté à peine plus gros qu’un ballon de basket
Nous nous immobilisâmes et les humanoïdes se retournèrent. Ils n’avaient pas l’air surpris. Apparemment, le fait d’être en présence d’un être comme moi ne leur semblait pas insolite.
Ma compagne dit quelque chose de sa voix musicale. Les autres lui répondirent dans la même langue mélodieuse. Ils m’observaient mais de façon amicale. L’un d’eux me fit signe de m’asseoir. J’obéis.
Abstraction faite de leur crête, ces créatures nues étaient parfaitement humanoïdes. D’où pouvaient-elles venir ? Si c’étaient des indigènes, Tupper m’en aurait parlé. Or, il m’avait affirmé que les Fleurs étaient les seules habitantes de cette planète mais que, parfois, il y venait des visiteurs.
Ces gens étaient-ils ces fameux visiteurs ou les descendants clandestins du peuple dont les ossements que j’avais trouvés m’avaient révélé l’existence ancienne ? Pourtant, rien dans leur attitude ― on aurait dit qu’ils attendaient un événement d’une grande importance ― ne suggérait une réunion clandestine.
Quelques-uns des assistants déballèrent les paniers et débouchèrent les bouteilles. Selon toute vraisemblance, ils allaient m’inviter à partager leur festin. Un grave problème se posait. Devant tant de gentillesse, je ne pouvais refuser ; mais les aliments qui leur convenaient étaient peut-être dangereux pour moi. Ils avaient beau être des humanoïdes, il était fort possible que leur métabolisme fût différent du mien et que ce qui était pour eux mets délicat fût poison pour moi.
Certes, ce n’était là qu’un petit détail mais la décision n’était pas facile à prendre. Si ces nourritures étaient à mon goût ignobles et répugnantes, passe encore : je pouvais me faire une raison. Mais si elles m’étaient mortelles…
Un peu plus tôt, je m’étais moi-même convaincu que, quelle que fût la menace que représentaient les Fleurs, l’humanité devait trouver un terrain d’entente avec elles, que le sort de notre race dépendait de notre aptitude à établir le contact avec une espèce étrangère, que nous n’avions pas le droit, nous, les hommes, d’échouer lors de la première confrontation.
Et voilà que je me trouvais en présence d’une autre catégorie d’extra-terrestres. Aucun faux-fuyant n’était possible : je devais personnellement agir comme j’estimais que devait agir la race humaine en tant que telle. J’étais condamné à partager leur repas.
Mais je n’eus pas le temps de savoir si cette décision, prise en un clin d’œil par la force des choses, était erronée ou pas : l’objet posé au centre du cercle s’anima soudain. Un simple tic-tac, pas plus bruyant que celui d’une horloge dans une pièce vide, mais, aussitôt, tous les humanoïdes bondirent sur leurs pieds et s’immobilisèrent, les yeux fixés sur la sphère argentée qui semblait constituée d’une multitude de lentilles optiques disposées selon des angles variés.
Je me levai à mon tour et les regardai. Ils m’avaient manifestement oublié. Leur attention était braquée sur le « ballon de basket » d’où émanait une sorte de brume scintillante qui se déployait aux alentours, à la manière d’une nappe de brouillard montant d’une rivière dont elle envahit les berges.