Et de cette brume qui nous enveloppait émergèrent d’étranges formes, ondoyantes et vacillantes au début, mais qui, au bout d’un certain temps, devinrent presque substantielles. C’était ensorcelant comme un paysage de rêve que l’on peut voir mais qui reste intangible.
Puis le brouillard se dissipa ― peut-être était-il toujours là mais nous ne le percevions plus car de ces formes était né un autre monde dont nous étions partie intégrante.
Nous étions sur la terrasse de ce que, sur Terre, on eût appelé une villa. Sous nos pieds s’étendait une mosaïque de dalles grossièrement taillées dans les interstices desquelles poussait de l’herbe et, derrière nous, se dressait un mur maçonné. Mais cette façade avait quelque chose de nébuleux, un peu comme s’il ne s’agissait que d’un décor qui n’était pas destiné à être examiné de trop près.
En face de nous s’étalait une ville. Laide, strictement utilitaire, masse géométrique de pierres entassées sans imagination ni recherche architecturale dans l’unique but de constituer des abris. À perte de vue, ce n’était qu’un ensemble de structures linéaires plaquées les unes contre les autres, empilées à la va-comme-je-te-pousse, sans découverte, couleur de boue sèche.
Ces édifices, tout comme la mosaïque de la terrasse, étaient irréels. Nous ne marchions pas sur ces dalles : nous flottions à quelques centimètres au-dessus d’elles. Nous étions au milieu d’un film en relief et, autour de nous, les acteurs allaient et venaient, vaquant à leurs affaires sans avoir conscience de notre présence.
Au premier abord, je n’avais vu que la ville. À présent, je remarquai qu’elle était en proie à la terreur. Les gens couraient avec affolement dans les rues et, au loin, j’entendais la plainte déchirante d’un peuple éperdu, désespéré.
Un éclair aveuglant effaça soudain la cité et noya les cris de panique, un geyser éblouissant de blancheur et, d’un seul coup, tout devint noir. Il n’y avait plus rien qu’un gouffre de ténèbres d’où montait un assourdissant rugissement de tonnerre.
Je fis un pas en avant, les mains tendues, et ne rencontrai que le vide. J’étais dans des limbes de néant qui se prolongeaient à l’infini. Je compris alors que ce que j’avais vu n’était qu’une illusion qui s’était dissoute à jamais. Je me raidis, pétrifié de peur, craignant de bouger ne serait-ce qu’un muscle, avec le sentiment irrationnel que j’étais au bord d’une plate-forme et que je risquais à tout instant de tomber dans un abîme sans fond.
À l’obscurité succéda peu à peu une sorte de grisaille à travers laquelle je distinguai à nouveau la cité écrasée, broyée, balayée de tornades, vomissant des flammes, crachant des nuages de poussière qu’échevelait le vent monstrueux de la destruction. Et de ce furieux maelström s’élevait un râle guttural, râle de mort et de terreur, sauvage et terrible soupir apocalyptique.
Mes compagnons, les noirs humanoïdes à la crête d’argent, étaient figés, cloués sur place, fascinés devant ce spectacle, comme pétrifiés par une peur… comment dire ? superstitieuse, peut-être.
Le râle s’affaiblit et mourut. Des tourbillons de fumée planaient au-dessus des décombres. Dans le silence, j’entendais craquer les pierres. Dans la ville, plus rien ne bougeait.
Le décor de la cité rasée et noircie s’effaça lentement. Je discernais maintenant le scintillement de la sphère. Alors des cris retentirent à nouveau ― mais pas les mêmes que ceux qui avaient précédé la bombe.
Je savais ce que j’avais vu : une ville anéantie par une explosion nucléaire. Exactement comme sur un écran de télévision. Et le « téléviseur » ne pouvait être autre chose que le « ballon de basket » : cet énigmatique appareil avait magiquement ramené du passé l’image d’un moment dramatique pour le projeter sous nos yeux.
La brume fuligineuse s’était évaporée et le paysage nocturne était revenu avec sa lune d’or, ses semis d’étoiles, ses collines aux flancs d’argent qui descendaient à la rencontre de la rivière.
Des silhouettes se hâtaient, leurs crêtes luisant dans la nuit qu’emplissaient des cris de fausse terreur.
Je suivis des yeux leur retraite précipitée et frissonnai. Il y avait là quelque chose de malsain ― une sorte de maladie de l’esprit, une maladie de l’âme.
Lentement, je m’approchai du « ballon de basket » qui n’était plus qu’un montage de lentilles. Entre celles-ci, j’apercevais vaguement un mécanisme dont les détails m’échappaient dans la pénombre. Je le palpai avec prudence. L’objet semblait fragile. Je risquais de le briser mais je ne pouvais l’abandonner. Il fallait que je le ramène sur Terre pour donner du poids à mon récit.
Je m’agenouillai, l’enveloppai soigneusement dans ma veste dont je nouai les manches et me relevai. À la vue des corbeilles qui traînaient sur le sol, je songeai qu’il fallait que je me hâte de disparaître car les humanoïdes pouvaient revenir chercher leur « télévision ». Je tendis l’oreille : leurs cris affaiblis s’éloignaient dans le lointain.
Mon paquet sous le bras, je repris la route du camp. À mi-chemin, je tombai sur Tupper. Il me cherchait
— « J’ai cru que tu t’étais perdu, » dit-il.
— « J’ai rencontré des gens qui pique-niquaient. »
— « Des gens avec une drôle de coiffure ? »
— « Oui… C’était même leur seul vêtement. »
— « C’est des amis à moi. Ils viennent souvent. Pour avoir peur. »
— « Peur ? »
— « Eh oui. C’est leur plaisir à eux. C’est pour ça qu’ils viennent. »
Je hochai la tête. C’était bien ce que je pensais. Comme des gosses qui collent leurs visages aux fenêtres d’une maison hantée et s’égaillent en hurlant d’effroi à l’idée de ce qui peut bien se passer à l’intérieur. Et qui recommencent inlassablement parce que c’est merveilleux de se faire peur.
— « Tu ne m’a jamais parlé de ça. »
— « Je n’ai pas eu le temps. »
— « Ils habitent près d’ici ? »
— « Non. Très loin, au contraire. »
— « Mais quand même sur cette planète ? »
— « Planète ? »
— « Sur ce monde, si tu préfères. »
— « Non. Ils vivent sur un autre, ailleurs. Mais ils vont partout pour s’amuser. »
Ils allaient partout pour s’amuser… Dans le temps aussi bien que dans l’espace, sans doute. C’étaient des vampires temporels, qui s’excitaient au spectacle des catastrophes et des désastres passés, avides de satisfaire leurs appétits pervers, assoiffés d’horreur. Était-ce une race décadente conquise par les Fleurs et ayant maintenant la liberté d’utiliser les nombreux passages permettant de se transférer d’un monde à l’autre ?
Conquise n’était peut-être pas le mot approprié. En effet, d’après ce que je savais maintenant, ce n’étaient pas les Fleurs qui avaient dépeuplé cette planète : les indigènes s’étaient suicidés. Très vraisemblablement, ce devait être un monde mort depuis longtemps quand elles en avaient pris possession. Les crânes que j’avais trouvés étaient ceux des quelques rares survivants qui avaient fini par succomber à leur tour dans l’air empoisonné.
Les Fleurs n’avaient fait que s’emparer d’un monde rayé de la carte par la folie de ses propres habitants.
— « Depuis quand les Fleurs sont-elles arrivées ici ? » demandai-je à Tupper.
— « Qu’est-ce qui te fait penser qu’elles ne sont pas là depuis toujours ? »