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Mais je ne prêtai guère d’attention à ce tas de ferraille. Il y avait quelque chose d’autrement important. Je m’élançai, coudes au corps, en direction de la route.

La bagnole avait franchi la barrière, elle avait glissé le long de la pente avant d’encadrer l’arbre. Cela voulait donc dire que le rempart s’interrompait !

J’étais exultant. Quel soulagement ! Je commençais à craindre en effet que la ville ne fût entièrement isolée. C’est alors que je heurtai la barrière de plein fouet. Je courais si vite, tellement j’étais sûr qu’il n’y avait plus d’obstacle, que je fis encore trois pas avant qu’elle me repousse. Je tombai alors à la renverse et mon crâne sonna sur l’asphalte. J’en vis trente-six chandelles.

Je réussis à me mettre à quatre pattes et restai immobile comme un chien blessé, secouant la tête pour m’éclaircir les idées.

La déflagration et le hurlement des flammes me firent bondir sur mes pieds. J’étais encore un peu dans les cordes mais, groggy ou pas, il fallait décamper en vitesse. La voiture flambait et les flammes ne tarderaient pas à gagner le réservoir.

L’explosion ne fut pas tellement spectaculaire ― rien qu’un souffle rageur et sourd et une langue de feu jaillissant vers le ciel. Ce fut néanmoins suffisant pour attirer quelques curieux. Je vis le docteur Fabian et Nichols, l’avocat, rappliquer en courant, suivis d’une nuée de gamins glapissant et d’une meute de chiens qui aboyaient à qui mieux mieux.

Je ne les attendis pas. Il fallait que je trouve l’endroit où finissait cette barrière ― si jamais elle finissait quelque part. Mes idées commençaient à s’éclaircir un peu.

Il y avait un fait patent : une voiture sans occupants pouvait passer à travers la barrière mais, s’il y avait des gens dedans, il n’en était pas question. Un homme ne pouvait pas franchir l’obstacle : en revanche, il lui était possible de téléphoner comme si de rien n’était. En outre, je me rappelai que j’avais entendu les voix des gens qui se trouvaient de l’autre côté.

Je ramassai quelques pierres que je lançai : elles passèrent sans la moindre difficulté.

Seuls les êtres vivants étaient prisonniers. Pourquoi ?

La ville commençait à s’animer.

J’aperçus Floyd Caldwell qui sortait dans sa cour, vêtu d’un maillot de corps et d’un pantalon maintenu par des bretelles. Seuls le vieux Dr Fabian et Floyd en portaient, mais si celles du toubib étaient d’étroites bretelles noires convenant à un homme mûr et réfléchi, celles de Floyd étaient larges et rouges. C’était le coiffeur du pays et ses bretelles rouges lui valaient bien des quolibets dont il se moquait royalement, il faut bien le dire. Floyd était le marrant de service, une bonne chose pour lui, au fond, car cela attirait la pratique. Des tas de gens qui auraient aussi bien pu se faire couper les cheveux à Coon Valley venaient à Millville rien que pour écouter ses blagues et le voir faire le clown.

Floyd s’étira, bâilla, considéra le ciel d’un air méditatif et se gratta les côtes. Un peu plus loin, une femme appela son chien.

Curieux, me dis-je, que tout soit aussi tranquille. Peut-être fallait-il chercher la raison de ce calme dans le fait que peu de personnes encore étaient au courant de l’existence de la barrière et qu’elles étaient décontenancées. Mais la sérénité de Millville serait sûrement de courte durée. Avant longtemps, la ville entrerait en effervescence.

Je poursuivis ma route. Maintenant, je me trouvais dans un quartier qui avait jadis été élégant mais qui, à présent déserté, était livré à l’abandon et suait la pauvreté.

Une vieille dame émergea d’une maison branlante. Elle marchait en s’aidant d’une canne. Ses cheveux blancs faisaient comme un halo autour de sa tête. Elle s’engagea sur un chemin menant à un petit jardin mais, à ma vue, elle s’arrêta et, inclinant le cou, m’examina à la façon d’un oiseau. Ses yeux bleus délavés brillaient derrière le verre épais de ses lunettes.

— « Vous êtes Brad Carter, n’est-ce pas ? »

— « Oui, Mrs Tyler. Comment allez-vous, ce matin ? »

— « Oh ! pas plus mal. Je pensais bien que c’était vous mais j’ai de si mauvais yeux que je n’en étais pas sûre. »

— « Nous avons beau temps aujourd’hui. »

— « Oui. Je cherchais Tupper. Il est encore allé courir je ne sais où. Vous ne l’avez pas rencontré, par hasard ? »

Je secouai la tête. Il y avait dix ans que personne n’avait revu Tupper.

« Ce garçon ne tient pas en place. Je ne sais vraiment pas que faire de lui »

— « Ne vous inquiétez pas. Il reviendra. »

— « Oui, sans doute. Il revient toujours. » De la pointe de sa canne, elle fouilla la plate-bande qui bordait l’allée, une plate-bande de fleurs pourpres. « Elles donnent bien, cette année, » reprit-elle. « Elles n’ont jamais été aussi belles. C’est votre père qui m’en a fait cadeau, il y a vingt ans de ça. Mon mari et lui étaient une paire d’amis. Vous vous en souvenez, bien sûr ? »

— « Oui, je m’en souviens très bien. »

— « Et votre mère ? Comment va-t-elle ? On se voyait beaucoup dans le temps. »

Je lui répondis doucement : « Vous oubliez qu’il y a bientôt deux ans qu’elle est morte, Mrs Tyler. »

— « Oh ! c’est vrai ! J’avais oublié. On perd la mémoire en vieillissant On ne devrait pas vieillir. »

— « Je suis bien content d’avoir pu faire un brin de causette avec vous, Mrs Tyler. Maintenant, il faut que je m’en aille. »

— « Merci d’être passé. Un de ces jours, venez, donc prendre le thé. Il est rare que les gens viennent prendre le thé à la maison, maintenant. Les choses ne sont plus comme avant. On n’a plus le temps ! Si vous croisez Tupper, dites-lui de rentrer, voulez-vous ? »

— « Je n’y manquerai pas. »

Ouf ! Enfin débarrassé ! Elle était bien brave, Mrs Tyler, mais elle n’avait plus toute sa tête. Depuis que Tupper avait disparu, elle passait son temps à l’attendre sereinement, persuadée qu’il allait rentrer d’une minute à l’autre. Pleine de douceur, tout juste un peu tracassée par l’absence du simple d’esprit qui s’était évanoui sans laisser de traces.

Quelle calamité, ce Tupper ! Ce qu’il avait pu me cramponner ! Il avait la passion des fleurs et il traînait toujours du côté de la serre. Mon père, congénitalement incapable de faire de la peine à qui que ce soit, s’était fait une raison et supportait ses jacassements perpétuels. Tupper s’était pris d’affection pour moi et, quoi que je dise ou que je fasse, il était toujours sur mes talons. Il avait beau avoir dix ans de plus que moi, cela le laissait absolument froid. Il n’avait jamais dépassé le stade de l’enfance. Je l’entendais encore poser sans fin des questions absurdes d’une voix toute guillerette et jamais je n’oublierai l’habitude qu’il avait de compter ses doigts à tout bout de champ comme s’il craignait qu’il en manque un à l’appel !

À présent, le soleil s’était levé et une lumière éclatante baignait le paysage. Plus je réfléchissais et plus j’avais la conviction que quelqu’un ou quelque chose avait, Dieu sait pourquoi, mis le patelin en cage. Pourquoi, justement ? Pourquoi Millville ? Pourquoi un petit village comme le nôtre, un village que rien ne distinguait de dix mille autres bourgades semblables ?

Au fond, ce n’était peut-être pas vrai. Tout le monde aurait eu la même réaction que moi ― tout le monde sauf Nancy Sherwood. Je me remémorais l’étrange théorie qu’elle m’avait sortie la veille. Millville, disait-elle, avait quelque chose de tout à fait particulier. Avait-elle raison ? Millville n’était-elle pas une ville comme les autres ?