— « Rien. Une idée comme ça. Elles ne te l’ont jamais dit ? »
— « Je ne leur ai pas posé la question. »
Évidemment ! Tupper était un être sans curiosité. Il était heureux et n’en demandait pas davantage. Les Fleurs étaient ses amies, elles subvenaient à ses humbles besoins et il n’y avait pas d’humains pour le ridiculiser et faire de lui leur tête de Turc.
Nous regagnâmes le bivouac. Tupper jeta quelques branches dans le feu auprès duquel il s’assit. Je l’imitai et posai le « ballon de basket » enveloppé dans ma veste à côté de moi.
— « Qu’est-ce que c’est, Brad ? »
Je lui montrai l’objet.
— « Ça appartient à mes amis. Tu le leur as volé ? »
— « Ils sont partis en courant et l’ont abandonné. Je veux l’examiner ! »
— « Ça sert à voir d’autres époques. »
— « Tu sais comment cet engin fonctionne ? »
— « Ils me l’ont dit mais je n’ai pas compris. »
D’un revers de manche, il essuya son menton humide.
« Ils me l’ont dit »… Cela signifiait donc qu’il pouvait s’entretenir avec les humanoïdes comme il le faisait avec les Fleurs ! Qu’il était capable de parler avec des gens dont le langage était purement musical !
Le « ballon de basket » luisait faiblement sous la lune. Je tendis la main et le caressai.
Un appareil qui captait visuellement et acoustiquement des événements enfouis dans les profondeurs du continuum. Ses applications pratiques pourraient être multiples. Ce serait un instrument d’une valeur inestimable pour les historiens. Il rendrait le crime impossible. Mais ce serait aussi une arme terrible s’il tombait entre les mains de gens sans scrupule ou entre celles d’un gouvernement qui en aurait le monopole. Je le ramènerais à Millville si je pouvais y retourner car cet objet étayerait mes dires. Mais ensuite, qu’en ferais-je ? Devrais-je l’enfermer dans un coffre-fort dont je détruirais ensuite la combinaison ? Ou le réduire en miettes à coups de marteau ? Le donner aux savants ?
— « Tu as eu tort de le mettre dans ta veste, » fit Tupper. « Ça l’a esquintée. »
Du coup, je songeai à l’enveloppe aux quinze cents dollars. J’aurais pu la perdre vingt fois ! Pour prendre un pareil risque, il fallait être fou ! Ce n’est pas tous les jours que quinze cents dollars vous tombent du ciel !
Je glissai une main dans la poche intérieure et poussai un soupir de soulagement en sentant l’enveloppe crisser sous mes doigts. Mais je tressaillis. Dieu, qu’elle était plate !
Je m’en emparai et l’ouvris : elle était vide.
Pas besoin d’un dessin ! C’était cet idiot de village, ce crétin, ce… Il allait comprendre sa douleur ! J’allais lui casser la figure, le réduire en bouillie, lui faire rendre gorge !
Au moment où j’allais me ruer sur lui, Tupper parla. Avec sa voix sophistiquée de présentatrice de télé.
— « Ici Tupper parlant au nom des Fleurs. Asseyez-vous et gardez votre sang-froid. »
— « Si tu te figures que tu vas t’en tirer comme ça… »
— « Ce sont les Fleurs qui parlent, » répéta la voix, et je remarquai que les traits de Tupper avaient perdu toute expression, que son regard était vacant.
— « Mais il m’a fauché mon fric pendant que je dormais ! »
— « Calmez-vous et écoutez. »
— « Pas avant d’avoir récupéré mes 1500 dollars ! »
— « Ils vous seront rendus. Et vous aurez beaucoup plus que cela. »
— « Vous me le garantissez ? »
— « Nous vous le garantissons. »
— « D’accord. Mais pourquoi faut-il qu’il emploie cette voix-là ? »
— « Elle vous déplaît ? Eh bien nous allons en employer une autre. » Et, au milieu de la phrase, la voix féminine fut remplacée par la voix d’homme d’affaires.
— « Merci beaucoup, » murmurai-je.
— « Vous rappelez-vous que nous vous avons prié par téléphone d’être notre représentant ? »
— « Certainement. Mais pour vous représenter… »
— « Nous avons d’urgence besoin de quelqu’un qui soit notre mandataire. Quelqu’un en qui nous pourrions avoir confiance. »
— « Mais vous ne pouvez pas être certaines que je suis l’homme qu’il vous faut. »
— « Mais si. Nous savons que vous nous aimez. »
— « Je ne vois pas ce qui a pu vous donner cette idée. Je ne suis pas sûr d’être… »
— « Votre père a trouvé celles d’entre nous qui s’étiolaient dans votre monde. Il les a soignées, il nous a protégées, il s’est occupé de nous, il nous a aimées et nous avons prospéré. »
— « Oui. Je sais tout cela. »
— « Vous êtes une extension de votre père. »
— « Euh… Pas forcément. Pas dans le sens où vous l’entendez. »
— « Mais si. Nous connaissons votre biologie. Nous savons ce qu’est la transmission des caractères héréditaires. Vous avez un dicton : tel père, tel fils. »
Il était inutile de discuter. À partir de la logique de leur race et des données qu’elles avaient acquises d’une façon ou d’une autre au cours de leurs contacts avec notre Terre, les Fleurs s’étaient fait une idée bien arrêtée de l’espèce humaine.
— « Comme vous voudrez… Vous êtes donc certaines que vous pouvez me faire confiance. Soit. Mais en toute sincérité, je dois vous dire que je serai incapable de remplir cette mission. »
— « Pourquoi ? »
— « Vous voulez que je sois votre ambassadeur auprès de la Terre, que j’agisse en tant que négociateur ? »
— « C’est effectivement ce que nous envisageons. »
— « Eh bien, je n’ai ni la formation ni les qualifications requises pour tenir ce rôle. Je ne saurais absolument pas comment m’y prendre ni même comment commencer. »
— « Mais vous avez déjà commencé et nous sommes très satisfaites. »
Je sursautai. « J’ai commencé ? Comment cela ? »
— « N’avez-vous pas demandé que Gerald Sherwood prenne contact avec les autorités suprêmes ? »
— « Je n’agissais pas en votre nom. »
— « Vous auriez pu le faire. Nous désirons que l’on explique qui nous sommes. »
— « Que voulez-vous donc que j’explique ? Je ne connais presque rien de vous. »
— « Interrogez-nous. Nous répondrons à toutes vos questions. »
— « Eh bien, en premier lieu, ce monde n’est pas votre monde natal ? »
— « Non. Nous avons essaimé sur un grand nombre de mondes. »
— « Et qu’est-il arrivé aux gens… non, pas aux gens, aux intelligences… qui se trouvaient sur ces mondes ? »
— « Nous ne comprenons pas. »
— « Quand vous arrivez sur un monde, que faites-vous des intelligences que vous y rencontrez ? »
— « Il est rare que nous en rencontrions. Tout au moins des intelligences conscientes, culturelles. La culture ne se développe pas partout. Mais quand nous rencontrons des intelligences culturelles, nous coopérons, nous travaillons avec elles… quand c’est possible. »
— « Il arrive donc parfois que cela ne soit pas possible ? »
— « Ne vous méprenez pas. Il y a eu un ou deux cas où le contact n’a pu s’établir. L’intelligence locale ne nous a pas identifiées. Nous n’étions pour elle qu’une autre forme de vie. Une autre – comment dites-vous ? – une autre herbe, peut-être ? »
— « Que faites-vous alors ? »
— « Que pouvons-nous faire ? »
Cette réponse ne me parut pas être d’une franchise absolue. Les Fleurs pouvaient faire bien des choses !