— « Et vous continuez ? »
— « Que voulez-vous dire ? »
— « Vous continuez d’errer de monde en monde. Quand comptez-vous vous arrêter ? »
— « Nous l’ignorons. »
— « Quel est votre but ? Votre objectif ? »
— « Nous l’ignorons. »
— « Attendez ! C’est la seconde fois que vous me sortez cette réponse. Il faut que nous sachions… » Elles m’interrompirent.
— « Votre race, monsieur, a-t-elle un but dont elle ait conscience ? »
— « Je ne le pense pas. »
— « Eh bien, nous sommes à égalité. Vous avez des choses que l’on appelle des ordinateurs. »
— « Oui. Mais pas depuis longtemps. »
— « La fonction des ordinateurs est d’emmagasiner les données, de les mettre en corrélation et de sélectionner celles qui sont nécessaires à un moment donné. À votre avis, quel est le but de vos ordinateurs ? »
— « Ils n’en ont pas puisqu’ils ne sont pas vivants. »
— « Supposez qu’ils soient vivants. »
— « Dans ce cas, j’imagine que leur but ultime serait de réunir et de mettre en corrélation la somme des données universelles. »
— « Peut-être. Nous sommes des ordinateurs vivants. »
— « Eh bien, vous êtes vouées à continuer éternellement. »
— « Nous n’en sommes pas sûres. »
— « Mais… »
— « Les données, » enchaînèrent-elles sur un ton pontifiant, « sont des moyens au service d’une seule fin : atteindre la vérité. Il se peut que, pour y parvenir, nous n’ayons pas besoin d’une donnée sommative universelle. »
— « Et comment saurez-vous que vous avez atteint la vérité ? »
— « Nous le saurons. »
Je renonçai ; cela ne menait nulle part.
— « Vous voulez donc notre Terre ? »
— « Votre formulation est maladroite et injuste. Nous ne voulons pas votre Terre. Nous voulons y être accueillies. Nous voulons un peu d’espace vital. Nous voulons travailler avec vous. Nous voulons échanger nos connaissances respectives. »
— « Et ensuite ? »
— « Que voulez-vous dire ? »
— « Une fois ce troc de connaissances effectué, que ferez-vous ? »
— « Nous partirons ensemble vers d’autres mondes. »
— « À la recherche d’autres cultures ? D’autres connaissances ? »
— « Précisément. »
Cela avait l’air merveilleusement simple mais ça ne pouvait pas être aussi simple : rien n’est jamais simple. Je poursuivis :
— « Il faut que vous compreniez bien que les Terriens ne vous accepteront pas sur la foi de quelques belles paroles. Il faudra qu’ils sachent ce que vous attendez d’eux et ce qu’ils peuvent attendre de vous. Ils exigeront des garanties. »
— « Nous pourrons les aider de bien des façons. Nous sommes capables de revêtir une multitude d’aspects, de nous transformer en toutes sortes de plantes. Nous pouvons constituer un immense réservoir de ressources économiques, qu’il s’agisse d’aliments, de matériaux de construction, de textiles. »
— « Si je comprends bien, vous ne demandez qu’à être mangées, débitées en bûches et filées pour faire des vêtements ? Vous n’y voyez aucun inconvénient ? »
— « Comment parviendrons-nous à nous faire comprendre ? » soupirèrent les Fleurs. « Si vous nous mangez, si vous nous filez, nous continuerons d’être. Notre vie est une : vous ne pourrez jamais nous tuer toutes, jamais nous manger toutes. Notre vie, ce sont nos cerveaux et nos systèmes nerveux, c’est-à-dire nos racines, nos bulbes et nos tubercules. Cela nous serait égal d’être mangées si nous savions que cela vous rend service. »
— « Que demanderez-vous en échange ? »
— « Vos connaissances. Nous voulons que vous travailliez avec nous pour exploiter notre savoir commun. Vous serez notre moyen d’expression, car nous sommes incapables de nous exprimer par nous-mêmes. Nous avons le savoir mais le savoir n’a de valeur que si on l’utilise. Nous voulons que notre savoir soit utilisé, nous voulons de toutes nos forces œuvrer avec une race ayant les moyens de l’utiliser. Alors seulement aurons-nous le sentiment d’avoir réussi. »
— « Mais pourquoi avez-vous enfermé Millville dans cette bulle temporelle ? »
— « Pour attirer l’attention de votre monde. Pour que vous sachiez que nous étions là et que nous attendions. »
— « Pourquoi ne pas avoir procédé par l’intermédiaire des gens avec lesquels vous étiez en contact ? Vous avez probablement parlé à certains d’entre eux. À Stiffy Grant, par exemple. »
— « Oui, à lui et à d’autres encore. »
— « Ils auraient pu mettre l’opinion au courant. »
— « Qui les aurait crus ? Ils auraient passé pour… quel est le mot ? pour des toqués ! »
— « Bien sûr, personne n’aurait prêté attention à ce qu’aurait raconté Stiffy Grant. Mais il n’y avait pas que lui. »
— « Seuls certains types d’esprit bien particuliers sont susceptibles d’entrer en liaison avec nous. Nous sommes à même d’en toucher un grand nombre mais très peu peuvent réagir. Et, pour nous croire, il est indispensable que le contact soit à double sens. »
— « Si je comprends bien, seuls les faibles d’esprit… »
— « Vous comprenez parfaitement, hélas. »
Il y avait une certaine logique là-dedans. Leur meilleur agent de liaison avait été Tupper Tyler. Et s’il n’y avait aucun reproche à adresser à Stiffy Grant en tant qu’être humain, on ne pouvait évidemment pas le considérer comme un respectable citoyen à part entière.
Je me demandai pourquoi les Fleurs nous avaient contactés, Sherwood et moi. Quoique le problème ne se posât pas dans les mêmes termes pour nous deux : Gerald Sherwood était quelqu’un de précieux pour elles : il leur fabriquait des téléphones et avait mis sur pied une entreprise qui leur apportait des ressources financières. Mais moi ? Parce que mon père avait pris soin d’elles ? Je faisais des vœux pour que ce fût la seule raison de l’intérêt qu’elles manifestaient à mon endroit.
— « Je crois que je comprends. Mais cette tempête de graines, quelle était sa raison d’être ? »
— « C’était une démonstration destinée à faire voir aux gens que nous pouvons revêtir des apparences très diverses. »
Elles avaient réponse à tout ! Je me levai lentement et fis face à la colline qui dominait le camp. Tupper était toujours assis à la même place, mais, à présent, il était plié en deux et ronflait doucement.
Le parfum des fleurs pourpres qui tapissaient le flanc de la colline paraissait plus entêtant. Il y avait comme un frémissement dans l’air et une Présence quelque part sur la pente. Je plissai les yeux pour mieux voir. L’espace d’un instant, je crus discerner quelque chose mais l’apparition s’effaça aussitôt. Pourtant, j’étais sûr qu’elle était là.
Une intelligence qui n’attendait qu’un mot pour s’approcher, pour parler avec moi comme pourraient parler deux amis, sans avoir besoin d’interprète.
Es-tu prêt ? demanda la Présence.
Avait-elle parlé ou était-ce seulement quelque chose qui palpitait dans mon esprit, né du clair de lune et de la marée pourpre ?
— « Oui, » répondis-je, « je suis prêt Je ferai de mon mieux. »
J’enveloppai dans ma veste la machine à voir dans le passé, la serrai sous mon bras et me mis en marche. La Présence, je le savais, était là-haut, au sommet de la colline, qui m’attendait. Des frissons me parcouraient la colonne vertébrale. Des frissons de peur, peut-être. Cependant, je n’éprouvais aucune peur.