— « C’est une affaire invraisemblable et je ne sais pas trop moi-même à quoi m’en tenir. Je ne veux pas aborder ce sujet. Dites-moi ce qui se passe, docteur. Quels sont ces feux, là-bas ? »
— « Des soldats qui campent. La milice a pris position tout autour de la ville. On croit rêver ! Personne ne peut sortir de Millville et personne ne peut y entrer mais la troupe boucle la ville ! Toute la population a été évacuée à quinze kilomètres à la ronde. L’aviation patrouille et ils ont même fait venir des blindés. Ce matin, ils ont essayé de dynamiter la barrière. Seul résultat : un cratère dans le pré de Jake Fisher. Ils auraient pu économiser leur dynamite ! »
— « J’ai l’impression qu’ils sont en train d’essayer de creuser une sape sous la barrière. »
— « Si vous saviez tout ce qu’ils ont tenté ! Ils ont envoyé des hélicoptères, s’imaginant sans doute que la barrière n’était qu’une simple muraille. Ils se sont aperçus qu’elle avait un plafond ! Ça a duré tout l’après-midi. Ils ont perdu deux appareils, mais je crois qu’ils ont fini par comprendre que nous sommes enfermés sous une sorte de coupole. Une bulle en quelque sorte. Et il y a aussi ces crétins de journalistes. Une véritable armée de scribouillards ! À la télé et à la radio, on ne parle que de Millville. Dans les journaux aussi, bien sûr. »
— « Il faut reconnaître que c’est une nouvelle de première grandeur. »
— « Je ne dis pas le contraire, Brad, mais cela m’inquiète. La ville est au bord de l’explosion. Les gens ont les nerfs tendus à se rompre. Ils ont peur et sont à manier avec des pincettes. Il suffirait d’un claquement de doigts pour que Millville bascule dans l’hystérie. »
Il s’approcha de moi. « Que comptez-vous faire, Brad ? »
— « Rentrer chez moi puisque, paraît-il, je suis attendu. Voulez-vous m’accompagner, docteur ? »
— « Non. J’étais là-bas quand on m’a fait appeler pour Floyd. Je n’en peux plus. Je vais me coucher. »
Il fit demi-tour et s’éloigna en traînant les pieds. Soudain, il se retourna.
« Prenez garde, mon garçon. On parle beaucoup de ces fleurs. Les gens disent que tout cela ne serait pas arrivé si votre père ne les avait pas cultivées. Ils s’imaginent que c’est une machination ourdie par lui et dont vous faites partie. »
— « Soyez tranquille. Je serai prudent. »
Chapitre 16
Ils étaient dans le salon. Hiram Martin me vit dès que j’entrai dans la cuisine.
— « Le voilà ! » hurla-t-il en chargeant. Il s’arrêta net devant moi et m’adressa un regard accusateur. « Tu y as mis le temps, » fit-il.
Sans lui répondre, je posai la machine temporelle, toujours enveloppée dans ma veste, sur la table. Le paquet se défit, laissant apparaître l’objet dont les lentilles reflétaient la lumière tombant du plafonnier.
Hiram recula d’un pas. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il.
— « Quelque chose que j’ai ramené. Une machine à explorer le temps, je crois bien. »
La cafetière était posée sur la cuisinière dont le brûleur marchait à petit feu. L’évier disparaissait sous les tasses sales. Le sucrier était ouvert et des morceaux de sucre souillés de café traînaient un peu partout sur le buffet.
Les personnes qui étaient au salon s’étaient massées devant la porte. Elles étaient plus nombreuses que je ne l’avais supposé. Nancy se détacha du groupe et s’approcha de moi, faisant mine d’ignorer Hiram. Elle posa une main sur mon bras. « Tu vas bien ? »
— « Je me porte comme un charme. »
Elle était belle. Encore plus que dans mon souvenir. Je la pris par la taille. L’espace d’un instant, elle appuya sa tête sur mon épaule. Puis elle se redressa aussitôt. Dommage ! Mais les autres nous regardaient. Gerald Sherwood me fit signe :
— « J’ai donné quelques coups de téléphone. Le sénateur Gibbs est en route avec un représentant du département d’État. En un si court délai, je n’ai pas pu trouver mieux. »
— « Cela fera l’affaire, » répondis-je.
— « Ce que je voudrais, » s’exclama Tom Preston, « ce sont des précisions sur cette histoire que nous a racontée Gerald à propos des fleurs de ton père. »
— « Oui, » dit le maire, Higgy Morris, « qu’est-ce que ces fleurs viennent faire là-dedans ? »
Hiram ne dit rien : il se contenta de me foudroyer du regard.
Nichols, l’avocat, intervint : « Nous n’arriverons à rien comme ça ! Gardons nos questions pour plus tard et que Brad commence par parler. »
— « O. K., » acquiesça Higgy. « Nous l’écouterons avec joie. »
— « Pour commencer, je voudrais qu’il nous dise ce qu’est cet appareil, » protesta Hiram. « C’est peut-être dangereux. C’est peut-être une bombe. »
— « Je ne sais pas exactement, » lui répondis-je. « Cela sert à manipuler le temps. C’est une caméra temporelle, en quelque sorte. »
Tom Preston et Hiram émirent un reniflement de mépris.
— « Alf Peterson t’a appelé une bonne douzaine de fois, » m’annonça Nancy.
— « A-t-il laissé un numéro ? »
— « Oui, je l’ai noté. »
— « Cela peut attendre, » dit le maire. « Qu’il nous raconte d’abord son histoire. »
Tout le monde reflua dans le salon. J’attendis que le silence soit revenu et commençai en ces termes : « Hier matin, en rentrant, après mon accident, j’ai trouvé Tupper Tyler dans le jardin. »
Higgy bondit sur ses pieds : « C’est délirant ! » s’écria-t-il. « Il y a des années que Tupper a disparu. »
Hiram se leva à son tour et tonitrua : « Tu t’es foutu de moi quand je t’ai dit que Tom avait parlé à Tupper ! »
— « J’étais obligé de mentir. Je ne savais pas de quoi il retournait exactement et tu étais d’une humeur de dogue. »
— « Si vous avez menti une fois, vous mentirez encore ! » hurla Tom Preston d’une voix aiguë. « Comment pouvons-nous vous croire ? »
— « Mon cher Tom, je me fous éperdument de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. »
Tous les regards convergeaient vers moi. Je me conduisais comme un enfant mais tant pis ! Il avait fallu que ça sorte !
— « Je suggère que Brad recommence depuis le début et que chacun de nous fasse un effort héroïque pour se contenir, » lança le père Flanagan, le prêtre catholique de Millville.
— « D’accord, » acquiesça Higgy. « Que tout le monde se taise. »
Je respirai un bon coup et commençai :
— « Il serait peut-être préférable de remonter au moment où Tom Preston a envoyé Ed Adler me couper le téléphone. »
— « Vous n’aviez pas payé depuis trois mois ! » brailla Preston. « Vous n’avez même pas… »
Maître Nichols le rappela sèchement à l’ordre. Tom se rencogna au fond de son fauteuil, boudeur.
Je continuai. Je racontai tout : l’épisode Stiffy Grant, le téléphone que j’avais trouvé sur mon bureau, le récit d’Alf Peterson, ma visite domiciliaire chez Stiffy. Toutefois, je m’abstins de faire allusion à mon entrevue avec Gerald Sherwood et aux téléphones qu’il fabriquait : j’avais le sentiment que je n’avais pas le droit d’en parler.
— « Et voilà, » conclus-je. « Quelqu’un a-t-il des questions ? »
— « Il y en a beaucoup, » dit Nichols. « Est-ce que tout le monde est satisfait ? »
— « Moi, je le suis, » grommela Higgy Morris.