— « Et c’est là le seul problème de botanique qui t’ait été soumis ? »
— « Non, il y en a eu un autre. Comment développer une méthode sûre de destruction d’herbes nocives dont on sait qu’elles ont un coefficient d’adaptation élevé et la capacité d’acquérir en un laps de temps relativement court les moyens d’immunisation susceptibles de maintenir leur survivance ? »
— « Cela me paraît impossible. »
— « Il y a quand même un moyen, mais bien précaire. »
— « Lequel ? »
— « L’irradiation. »
— « Il est donc exclu que l’on puisse éliminer radicalement une espèce végétale opiniâtre ? »
— « Je ne sais pas. En tout cas, l’homme n’a pas ce pouvoir. Mais où veux-tu en venir, Brad ? »
— « Il se peut que nous nous trouvions en face d’une situation de ce type. » Et je lui fis un rapide petit topo sur les Fleurs.
Il siffla doucement. « Cela me fait penser à une autre question qui m’a été posée et ça concorde avec ton truc : comment opérer pour entrer en rapport avec une forme de vie étrangère ? Crois-tu que le projet Greenbriar… »
— « Aucun doute. Il est coiffé par les mêmes personnes qui ont organisé le réseau téléphonique. Mais qu’as-tu répondu à cette question ? »
— « Il y a une infinité de réponses. Tout dépend de la nature précise de la forme de vie qui se présente. Et il y aura toujours un certain coefficient de danger. »
— « Je vais couper, maintenant, Alf. Je ne suis pas seul. Tu repars pour Elmore ? »
— « Oui. Je te téléphonerai à mon arrivée. Tu seras là ? »
— « Où veux-tu que j’aille ? »
Dès que j’eus raccroché, Higgy se leva et déclara, l’air important : « Il faut nous préparer à recevoir le sénateur. Le mieux serait que je désigne un comité d’accueil. Vous tous, mesdames et messieurs. Et peut-être quelques autres notabilités, le Dr Fabian, par exemple… »
Sherwood l’interrompit dans son élan :
— « Monsieur le maire, il ne s’agit ni d’une affaire municipale ni d’une visite protocolaire. Gibbs a besoin de voir une seule personne : Brad. Brad seul est en possession des renseignements indispensables qui intéressent le sénateur… »
— « Mais je voulais seulement… »
— « Nous savons tous ce que vous vouliez, monsieur le maire. Si Brad désire qu’un comité d’accueil soit constitué, c’est à lui qu’il appartient de le désigner. »
— « Mais, représentant élu de Millville, j’ai officiellement le devoir… »
— « Dans les circonstances présentes, vous n’avez aucune responsabilité officielle. »
— « Monsieur le maire, » gronda Preston. « Il est inutile de jouer au plus fin. Autant dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : il y a un complot. Brad en fait partie. Stiffy également et… »
— « Si complot il y a, » s’écria Sherwood, « eh bien, j’y suis impliqué également : c’est moi qui fabrique ces téléphones. »
Higgy avala péniblement sa salive. « Pardon ? »
— « C’est moi qui fabrique ces téléphones, » répéta Sherwood.
— « Alors, vous étiez au courant de tout ? »
Gerald Sherwood hocha la tête. « Je ne savais absolument rien. Je fabriquais les téléphones, c’est tout. »
Le maire s’affala au fond de son fauteuil en se tordant les mains. « Je ne comprends pas… Je ne comprends rien. »
Mais si, il comprenait ! Il comprenait enfin qu’il ne s’agissait pas d’événements peut-être inhabituels mais naturels qui se tasseraient avec le temps et feraient de Millville une curiosité touristique. Il comprenait enfin que la ville, que le monde entier étaient confrontés à un problème dont le règlement exigeait autre chose qu’un peu de chance et les bons offices de la Chambre de Commerce de Millville.
Je me tournai vers Higgy. « Il faut que vous me rendiez mon téléphone, le téléphone sans cadran. »
Le maire regarda Hiram.
— « Pas question, » s’écria ce dernier. « Cet individu a fait assez de mal comme ça ! »
— « Allons, messieurs, » fit le père Flanagan. « Nous avons tous tendance à nous conduire de façon déraisonnable. À mon sens, il serait bon que nous reprenions cette affaire point par point et que… »
Brusquement, il se tut, prenant soudain conscience d’un bruit que, jusqu’à présent, personne n’avait remarqué. Il semblait qu’un métronome géant se fût mis en branle, son tic-tac faisant vibrer la maison tout entière. Je réalisai que cela durait déjà depuis un certain temps et que je m’étais vaguement demandé ce qu’était ce cliquetis feutré que j’entendais sans très bien m’en rendre compte. Mais à présent, le son s’enflait de seconde en seconde et devenait un tumulte terrifiant.
Nous bondîmes tous sur nos pieds quand des éclairs illuminèrent les murs de la cuisine.
— « Je le savais ! » brailla Hiram en se ruant en avant. « Je savais que c’était dangereux ! »
Je m’élançai derrière lui. « Attention ! N’approchez pas ! »
La machine temporelle flottait au-dessus de la table.
J’empoignai Hiram par le bras pour le tirer en arrière mais il me repoussa et sortit son pistolet.
L’engin s’élevait doucement, dégageant des ondes d’énergie d’une intensité formidable.
— « Non ! » hurlai-je, épouvanté à l’idée que l’appareil pourrait se fracasser en heurtant le plafond.
Il ne se fracassa pas. Il traversa l’obstacle et, les yeux écarquillés, je contemplai avec effarement le trou parfaitement circulaire qu’il avait découpé dans le plâtre.
Derrière moi, j’entendis le bruit d’une bousculade. Une porte claqua. Je me retournai : il n’y avait plus que Nancy au salon.
— « Viens ! » lui criai-je en m’élançant vers la véranda.
Tous les assistants étaient dehors, la tête levée vers le ciel où l’on distinguait un point lumineux qui s’éloignait rapidement en clignotant. Je remarquai que le toit était crevé.
— « Je me demande bien ce que c’était, » murmura Gerald Sherwood.
— « Je ne sais pas. Je me suis fait avoir comme un idiot. »
J’étais à la fois furieux et humilié. On s’était servi de moi comme d’un instrument. Les extra-terrestres m’avaient incité à introduire sur la Terre un objet qu’eux-mêmes ne pouvaient pas y expédier. Pour quelle raison ? Je l’ignorais mais, selon toute vraisemblance, nous nous en mordrions les doigts d’ici peu.
Hiram me toisa : « Bravo ! Inutile de faire l’innocent ! Tu travailles la main dans la main avec nos ennemis. »
Je ne répondis pas. Qu’aurais-je pu lui dire ? Il fit un pas vers moi.
— « Arrêtez ! » s’écria Higgy. « Ne levez pas la main sur lui ! »
— « Il faut qu’il se mette à table ! » rugit le policier. « Si nous savons de quoi il retourne, nous pourrons peut-être… »
— « Je vous interdis de toucher à ce garçon ! » lui jeta Higgy.
Je regardai Hiram dans les yeux : « Tu commences à me fatiguer, Hiram, Tout ce que je veux, c’est mon téléphone, et vite ! »
— « Espèce de petite ordure ! »
Hiram fit un second pas dans ma direction mais Higgy bondit et l’arrêta net d’un coup de pied dans le tibia. « Je vous ai interdit de lever la main sur lui ! »
Hiram, sautillant sur un pied, se massa la jambe. « Vous n’auriez pas dû faire ça, monsieur le maire ! »
Tom Preston intervint :
— « Allez chercher ce téléphone et rendez-le-lui. Comme ça, il pourra dire à ceux qui l’ont envoyé qu’il a bien mérité d’eux ! »
Comme j’aurais voulu les détruire, tous les trois ! Spécialement Hiram et Preston. Mais j’en étais bien incapable. Combien de fois Hiram m’avait-il laissé sur le terrain quand nous étions gosses !
Higgy prit le policier par le bras et s’éloigna, suivi de Preston. Je constatai alors que tout le monde avait disparu sauf le père Flanagan, Gerald Sherwood et sa fille. Le prêtre haussa doucement les épaules et murmura : « Ils se sont sauvés mais ne les blâmez pas. Ils étaient embarrassés et mal à l’aise. Ils ont profité de l’occasion. »
— « Et vous, mon père ? Vous n’êtes pas embarrassé ? »
— « Moi ? Pas le moins du monde. Toutefois, je vous avouerai que je ne suis pas tellement à mon aise. Toute cette histoire sent un peu le fagot, que voulez-vous que je vous dise ? Certains doutes demeurent en moi mais ce trou dans votre toit est un puissant argument qui milite contre le scepticisme à outrance. J’ajouterai que je ne suis pas d’accord avec le néo-scepticisme qui est tellement à la mode par les temps qui courent. J’estime que, dans le monde d’aujourd’hui, il y a encore place pour un soupçon de mysticisme. »
J’aurais pu rétorquer qu’il ne s’agissait nullement de mysticisme, que le monde des Fleurs était un monde concret, réel, avec des étoiles, un soleil, une lune. Que j’avais foulé son sol, bu de son eau, respiré de son air.
— « Les autres vont revenir, » enchaîna le père Flanagan. « Il leur a été nécessaire de prendre du champ pour réfléchir, pour digérer tout cela. Moi aussi, il me faut faire un peu retraite. Je reviendrai plus tard. »
Une troupe de gamins apparut dans la rue. Ils s’immobilisèrent à quelque distance et contemplèrent le toit de la maison en se bousculant, allègrement.
Je désignai la petite troupe du doigt. « La nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre. Dans une demi-heure, tout Millville sera là à béer devant ce toit. »