Mon audience était manifestement arrivée à son terme. Je m’éloignai lentement, suivant le bord de la route où de petites taches vertes apparaissaient déjà : les graines semées par les extra-terrestres qui commençaient à germer. Quelle moisson allaient-elles bien pouvoir donner ?
— « Brad ! »
Au son de cette voix qui me tirait de ma rêverie, je levai la tête. Sans m’en rendre compte, j’étais arrivé à l’endroit de la route embouteillée par les voitures. Bill Donovan était là, appuyé contre le capot d’une auto.
— « Salut, Bill. Pourquoi n’êtes-vous pas avec les autres ? »
Il eut un geste écœuré. « Bien sûr, on a besoin d’aide, de toute l’aide possible. Mais il aurait été préférable d’attendre un peu avant de se mettre à pleurnicher. C’est une question de dignité. »
Je n’étais pas tout à fait d’accord avec lui. « Que voulez-vous, ils ont peur. »
— « Ce n’est pas une raison pour se conduire comme un troupeau de moutons bêlants. »
— « Et les gosses ? »
— « Ils sont sains et saufs. Jake et Myrt sont venus les chercher juste avant que la barrière se déplace. »
— « Comment va Mrs Donovan ? »
— « Liz ? Ça va. Elle se lamente parce qu’elle n’a plus les petits et elle se demande ce qui va nous arriver. Mais les mômes sont en sécurité et il n’y a que ça qui compte. »
Il tapota l’aile de la voiture. « On s’en tirera, Brad. Ça demandera peut-être un certain temps mais rien n’est impossible à l’homme. Il y a des centaines et des centaines de savants : ils finiront bien par trouver. »
— « Sans doute. »
Sauf si un général brouillon appuyait sur le bouton rouge dans un moment de panique ! À condition qu’on ne détruise pas le problème lui-même au lieu de chercher à le résoudre.
— « Qu’est-ce qu’il y a, Brad ? »
— « Rien… Rien du tout. »
Deux gosses couraient en criant et en se faufilant entre les voitures.
— « Ils sont heureux comme tout, les mômes, » soupira Donovan. « Ils ne se sont jamais autant amusés. C’est encore mieux que le cirque ! »
D’autres enfants apparurent en poussant des cris.
— « Dites donc, » fit Bill, « peut-être bien qu’il s’est passé quelque chose ? »
Les deux premiers étaient arrivés à la hauteur de la foule massée devant la barrière. Ils tiraient les gens par leurs vêtements pour attirer leur attention en parlant d’une voix excitée.
— « C’est aussi mon impression, » murmurai-je.
Quelques personnes firent demi-tour et se dirigèrent vers la ville au pas de course. Quand elles arrivèrent à notre hauteur, Donovan essaya de les arrêter.
— « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il.
— « De l’argent… Quelqu’un a trouvé de l’argent. »
Maintenant, toute la délégation refluait en direction de Millville. En m’apercevant, quelqu’un me héla : « Brad ! Viens ! Il y a de l’argent dans ton jardin ! »
De l’argent dans mon jardin ! Seigneur, qu’est-ce que ce serait la prochaine fois !
Je me tournai une dernière fois vers les envoyés de Washington. Ils devaient penser que Millville tout entière était devenue folle. Ils en avaient le droit !
À mon tour, je me ruai vers la ville.
Chapitre 19
À mon retour de l’autre monde, j’avais constaté que les fleurs pourpres qui poussaient dans mon jardin s’étaient métamorphosées en minuscules buissons. Quand, dans l’obscurité, j’avais palpé leurs branches, j’avais senti des bourgeons sous mes doigts. Or, ces bourgeons avaient maintenant éclaté et s’étaient changés, non pas en feuilles, mais en billets de cinquante dollars miniature !
Len Streeter, le prof de sciences, m’en tendit un. « C’est impossible ! » s’exclama-t-il.
Et il avait raison. C’était impossible ! Jamais un buisson sain de corps et d’esprit ne porte des billets de cinquante dollars ! Ni de vingt dollars… Ni même de dix ! La foule qui piétinait était encore plus nombreuse que celle qui avait incendié le sénateur devant la barrière. Tout Millville était réuni ou peu s’en fallait. Quelle fièvre, quelle excitation ! C’était bien normal : rares étaient parmi ces gens ceux qui avaient jamais vu de leurs yeux un billet de cinquante dollars, et il y avait des milliers de coupures grand format !
— « Vous êtes sûr que c’est vraiment un billet de 50 ? » demandai-je à Streeter.
Il sortit de sa poche une loupe qu’il me mit dans la main. « Regardez de près. »
Il ne pouvait y avoir de doute : c’était bien un billet de cinquante dollars. La texture du papier me paraissait conforme, le billet avait l’air parfaitement authentique. Tout y était, y compris le numéro de série.
Il ne pouvait pas ne pas être authentique, puisque tous ces billets étaient… comment dirai-je ? les descendants de ceux que Tupper Tyler m’avait dérobés.
— « Avec ces êtres-là, rien n’est impossible, » dis-je au professeur.
Higgy cria aux gens de se taire.
— « Écoutez-moi ! » s’exclama-t-il. « Mais écoutez-moi donc, mes chers concitoyens ! »
Le silence se fit peu à peu et le maire poursuivit :
— « Cessez d’arracher ces feuilles ! Laissez-les donc tranquilles ! »
— « Oh ! on en a juste cueilli quelques-unes pour mieux les voir, » répliqua Charley Hutton.
— « Je vous répète de ne pas y toucher ! Chaque fois que vous en arrachez une, ça fait cinquante dollars de moins. Laissez-leur donc le temps de pousser et d’acquérir leur taille normale. Alors les billets tomberont d’eux-mêmes et nous n’aurons plus qu’à les ramasser. »
— « Qu’est-ce que vous en savez ? » demanda Grand-Maman Jones d’une voix suraiguë.
— « Cela me semble raisonnable, ce n’est pas votre avis ? Voilà une plante merveilleuse qui produit de l’argent. La moindre des choses est de la laisser œuvrer jusqu’au bout. »
Higgy balaya la foule du regard. Soudain, il m’aperçut. « N’ai-je pas raison, Brad ? »
— « J’ai bien peur que oui. »
Tupper m’avait volé mes quinze cents dollars et les Fleurs s’étaient servi des trente billets de cinquante que contenait l’enveloppe qu’il m’avait subtilisée comme modèles. J’aurais juré que, dans toute cette récolte, il n’y avait pas plus de trente numéros de série différents.
— « Ce que j’aurais voulu savoir, » enchaîna Charley, « c’est comment vous envisagez de faire la répartition… lorsque ça sera mûr, bien sûr. »
— « J’avoue que je n’y ai pas encore réfléchi. Peut-être serait-il bon de créer une caisse commune et de distribuer cet argent proportionnellement aux besoins des gens. »
— « Ah non ! Ce ne serait pas honnête. Avec ce système, certains toucheraient plus que d’autres. Moi, je pense que la meilleure solution serait de tout diviser également entre nous. »
— « C’est une proposition qui présente certains mérites. Mais je ne veux pas prendre de décision précipitée. On constituera une commission qui étudiera le problème. Toutes les suggestions seront examinées. »
C’est alors que Daniel Willoughby intervint : « Monsieur le maire, il y a une question que vous avez négligé de soulever : quoi qu’on puisse dire, ce n’est pas de l’argent de bon aloi. »
— « Peut-être mais ça y ressemble fichtrement ! Une fois que ces billets auront atteint leur taille adulte, personne ne pourra faire la différence. »