— « Nous les observons de notre mieux. Vos pratiques sont parfois difficiles à comprendre. »
— « Bien entendu, vous n’ignorez pas que l’argent pousse sur les arbres ? »
— « Ah non, cela, nous ne le savions pas. Nous savons comment on fait de l’argent mais où est la différence ? L’argent, c’est toujours de l’argent, quelle que soit son origine. »
— « Quelle erreur est la vôtre ! Vous auriez tout intérêt à approfondir cette question. »
— « Voulez-vous dire que cet argent n’est pas bon ? »
— « Il n’a strictement aucune valeur. Mais ce n’est pas cela qui compte. Il existe d’autres choses que vous pouvez faire pour nous. Vous nous avez isolés du reste de la Terre et nous avons des malades, à Millville. Nous n’avions qu’un malheureux médecin de campagne et lui aussi est tombé malade. Personne ne peut venir le remplacer. »
— « Il vous faut un délégué. »
— « Ce qu’il nous faut, c’est que cette barrière soit levée pour qu’on puisse entrer dans Millville et en sortir. Sinon, des gens mourront avant leur temps. »
— « Nous allons vous envoyer immédiatement un délégué. Le meilleur que nous pourrons trouver. »
— « Je ne comprends pas ce que signifie cette histoire de délégué. Tout ce que je sais, c’est que nous avons besoin d’aide, et rapidement. »
— « Comptez sur nous. »
Il y eut un déclic. Soudain, je réalisai que je n’avais pas posé aux Fleurs la question capitale : pourquoi voulaient-elles que cette machine temporelle fût introduite chez nous ? J’eus beau secouer le crochet et hurler dans l’appareil, tous mes efforts demeurèrent vains.
Je songeai avec accablement que la situation était sans issue. Les Fleurs qui nous observaient depuis des années et des années ne nous comprenaient pas plus qu’elles ne comprenaient nos institutions. Elles ignoraient que l’argent était un symbole, que la monnaie était autre chose que de simples morceaux de papier. Et elles n’avaient pas imaginé un seul instant ce qu’il adviendrait d’une ville brusquement coupée du reste du monde. Elles m’avaient trompé, elles s’étaient servies de moi sans vergogne alors qu’elles auraient dû savoir que rien ne provoque autant la fureur qu’une manœuvre frauduleuse dont on est l’objet.
Je sortis du bureau de Sherwood. Comme je traversais le hall, la porte s’ouvrit et Nancy entra.
Je m’arrêtai net et nous restâmes tous les deux immobiles quelques secondes, sans savoir quoi dire. Je brisai enfin le silence : « Je suis venu téléphoner. »
Elle acquiesça.
« L’autre soir, » repris-je, « tu m’as proposé de sortir avec moi pour dîner quelque part. Je crains qu’il ne faille attendre un peu. Pour le moment, nous ne pouvons aller nulle part. »
— « J’aurais mis ma plus belle robe et on se serait follement amusés. »
— « Comme à l’époque où nous étions étudiants. »
— « Brad. »
— « Oui… » Je fis un pas vers elle et, soudain, elle fut dans mes bras.
— « Comme si nous avions besoin de dîner en ville, nous deux, Brad ! »
Non, nous n’avions pas besoin de cela, elle et moi.
Je me penchai sur elle et l’embrassai. Je la serrai très fort. Rien n’existait plus en dehors de nous deux. Rien, ni la ville close, ni la terreur venue d’ailleurs.
Chapitre 21
Le délégué fit son apparition au cours de l’après-midi. C’était un petit humanoïde ratatiné, à l’allure simiesque et au regard éveillé. Un autre humanoïde l’accompagnait ― grand, fort et dégingandé, la mine austère et le faciès chevalin. C’était à première vue la caricature parfaite du diplomate de carrière. Le premier était vêtu d’une sorte de vague tunique, une simple étoffe crasseuse et informe ; son compagnon portait une culotte faite de pièces et de morceaux et une sorte de veste dotée de gigantesques poches pleines de choses qui faisaient des bosses.
Tout le village était réuni sur le versant de la colline qui dominait la maison quand les deux humanoïdes se matérialisèrent soudainement au milieu du jardin. Je m’approchai pour les accueillir. Le plus grand fit un pas en avant et l’avorton le suivit. Il régnait un silence de mort.
— « Je parle nouvellement votre langage, » commença le grand. « Si vous ne connaissez pas, demandez répétition à moi. »
— « Vous parlez fort bien. »
— « Vous Mr Carter ? »
— « Oui. Et vous ? »
— « Ma désignation serait pour vous grand baragouin, » répondit-il solennellement, « J’ai décidé vous m’appelez seulement Mr Smith. »
— « Nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue, Mr Smith. Vous êtes sans doute le délégué dont l’arrivée nous a été annoncée ? »
— « Non. L’autre personnage est. Mais il n’a pas désignation. Il ne fait pas du bruit. Il entend et répond seulement dans son cerveau. Il est un singulier. »
— « C’est un télépathe, si je ne m’abuse ? »
— « Oui, mais intelligent beaucoup. Il venir d’un monde différent de mon monde. »
— « Vous faites donc office d’interprète ? »
— « Interprète ? Je mal piégé votre vocabulation. J’ai appris vos mots très vite par un mécanisme. Pas beaucoup de temps. Tous je ne comprends pas. »
— « Un interprète est quelqu’un qui parle à la place de quelqu’un d’autre. »
— « Oui, en vérité. Pour lui, je parle et je parle pour vous. Mais pas seulement interprète je suis. Aussi diplomate. »
— « Hein ? »
— « J’aiderai négocier avec votre race. J’expliquerai. J’assisterai vous grandement. »
À ce moment, le rabougri se pendit après la veste du chevalin qui se tourna vers lui et parut l’écouter avec la plus grande attention,
— « Lui très troublé, » me dit-il enfin, « Il déclarer que tous gens sont malades. Il est accablé de compassion. Il n’a jamais vu la chose pareille aussi terrible. »
— « Mais il se trompe ! » m’écriai-je. « Tous ces gens-là sont bien portants. Les malades sont chez eux. »
— « Pas possible, » rétorqua Mr Smith. « Lui affolé par la situation. Il peut voir les gens dans l’intérieur, ce qui est cassé. Il dit que ceux qui n’être pas malades le seront dans petit peu de temps, que beaucoup ont déjà la maladie inactive et que d’autres ont encore les restes des maladies vieilles. »
— « Peut-il soigner tout cela ? »
— « Non, pas soigner. Réparer complètement. Remettre les corps à l’état neuf. »
Higgy s’était approché, suivi d’un petit groupe de personnes.
— « Monsieur le maire, permettez-moi de vous présenter Mr Smith. »
— « Bougre de bougre ! Ils ont les mêmes noms que nous ! »
Il tendit la main à l’humanoïde qui, après quelques instants d’hésitation, la lui serra.
— « Son collègue ne parle pas. C’est un télépathe. »
— « Quel dommage ! » s’exclama Higgy avec compassion. « Lequel est le médecin ? »
— « Le petit, mais je ne sais pas si le qualificatif de médecin convient bien. Apparemment, c’est un réparateur qui remet les gens en bon état. »
— « C’est bien ce que les toubibs sont censés faire mais ils n’y arrivent jamais tout à fait. »
— « Il prétend que nous sommes tous malades et il veut nous… nous réparer. »
— « Parfait, parfait ! Voilà ce que j’appelle un service ! Nous pourrons installer une clinique dans la grande salle de la mairie. »