— « J’accepte, » fit Mr Smith tout heureux d’avoir été remarqué.
— « Vos mandants poseront-ils une condition préalable à tout accord ? » demanda l’homme du Washington Post.
— « Une seule, » répondit l’humanoïde.
— « Laquelle ? »
— « Je vais élucider. Vous avez une chose appelée guerre. Une chose très mauvaise. Tôt ou tard, les peuples jouent à la guerre. »
Il se tut et balaya du regard le groupe des journalistes silencieux.
— « C’est vrai, » dit enfin un reporter. « La guerre est mauvaise mais que voulez-vous… »
— « Je vais vous dire. Vous possédez des quantités grandes de matériel fi… fi… le mot m’échappe. »
— « De matériel fissile ? » suggéra quelqu’un.
— « Exact. Matériel fissile. Beaucoup vous en avez. Un autre monde a connu la pareille situation. Nous sommes arrivés. Rien ne restait. Pas de vie. Rien. Grandement triste. Cela ne doit pas recommencer ici. Alors, nous devons réclamer que tout le matériel fissile soit largement dispersionné. »
— « Une minute ! » s’écria un autre journaliste. « Qu’entendez-vous par dispersion des matériaux fissiles ? Comment pourrez-vous savoir que les stocks sont réellement dispersés au point qu’il n’en reste pas suffisamment en un lieu donné pour fabriquer une bombe ? Une nation pourra toujours prétendre mensongèrement qu’elle a obéi à la consigne. Comment saurez-vous qu’elle camoufle la vérité ? »
— « Nous avons moyen de déceler les matériaux fissiles. »
— « Ah bon ! Mais supposons qu’il en subsiste des concentrations. Que ferez-vous ? »
— « Nous ferons sauter. »
— « Mais… »
— « Nous ordonnerons une date limite. Si, après, il y a des concentrations, elles détoneront auto… »
— « Automatiquement ? »
— « Merci, aimable personne. C’est le mot bon. Elles sauteront automatiquement. »
Un silence gêné suivit ces paroles. Les journalistes se demandaient si on ne se payait pas leur tête, s’ils n’avaient pas affaire à un plaisantin en costume de carnaval.
— « Un mécanisme a déjà repéré toutes les concentrations, » ajouta distraitement Mr Smith.
— « Bon sang ! » hurla quelqu’un. « La machine temporelle ! »
Du coup ce fut la débandade. Tout le monde se ruait pêle-mêle vers les voitures. La Terre tout entière n’allait pas tarder à être mise au courant de la nouvelle.
Et voilà ! songeai-je, non sans amertume.
Désormais, les extra-terrestres pourraient faire tout ce qu’ils voudraient avec la bénédiction de l’humanité. Il n’y avait pas de meilleure astuce pour parvenir à leurs fins. L’opinion universelle exigerait à grands cris que l’on accepte l’unique condition posée par les étrangers et cette clameur submergerait la voix des sages, des gens de sens rassis.
Un accord satisfaisant pour les deux parties en cause aurait dû être un équilibre entre des concessions mutuelles. Chacun se serait engagé à fournir telle ou telle contribution et des mesures de rétorsion auraient été prévues dans l’éventualité où l’un ou l’autre reviendrait sur sa parole. Mais, à présent, il n’était plus question d’une pareille comptabilité en partie double. La porte était ouverte aux étrangers car ils offraient la seule chose que les peuples ― pas les gouvernements : les peuples ― désiraient plus que n’importe quoi d’autre. Le processus était irréversible.
Et cela parce que l’interlocuteur avait usé de ruse ! J’avais été incité par une manœuvre sournoise à ramener la « machine temporelle » sur la Terre, j’avais été forcé d’appeler au secours et c’était Smith que l’on m’avait envoyé. Humains ou extra-terrestres, nous étions tous les mêmes ! Quand on veut vraiment quelque chose, on n’est pas regardant sur les moyens de l’obtenir !
Je savais que nous étions battus à plate couture. Les extra-terrestres nous surclassaient et c’étaient eux qui contrôlaient la situation. La Terre était d’ores et déjà hors de combat.
Smith regardait les journalistes qui s’éloignaient au galop.
— « Quelle est la suite ? » me demanda-t-il.
Comme s’il ne le savait pas ! Je l’aurais étranglé avec joie !
— « Venez… Je vous raccompagne à Millville. Votre copain est à l’hôtel de ville où il soigne les gens. »
— « Mais tous ils trottent, ils crient. Pourquoi ? »
— « Vous devriez le savoir ! Vous avez mis dans le mille… »
Chapitre 23
Je vis de loin Nancy qui m’attendait, assise sur les marches de la maison, la tête baissée. Mon cœur battit plus fort dans ma poitrine et je pressai le pas. La pauvre petite ! Ç’avait été dur pour elle. Vingt-quatre heures après son retour, l’univers de Millville, l’univers qu’elle se rappelait et qu’elle considérait comme sien, s’était désagrégé.
Des hurlements s’élevèrent dans le jardin où, probablement les mini-billets de cinquante dollars poursuivaient leur croissance. Je m’arrêtai net devant la grille. Nancy leva les yeux et m’aperçut.
— « Ce n’est rien, Brad. C’est seulement Hiram. Higgy lui a dit de monter la garde devant tout cet argent. Les gamins cherchent à s’introduire dans le jardin. Oh ! uniquement pour compter les billets qui poussent sur chaque buisson. Ils ne font aucun mal mais Hiram les chasse. Il y a des moments où j’ai pitié de lui. »
— « Pitié de lui ! » m’écriai-je avec stupéfaction. C’était bien la dernière personne, à mon avis, qui pût inspirer de la pitié ! « Ce n’est qu’un gros lard doublé d’un crétin. »
— « Un gros lard et un crétin qui essaye de prouver quelque chose mais qui ne sait pas exactement quoi. »
— « De prouver qu’il a plus de muscle que… »
— « Non, ce n’est pas du tout ça. »
Deux petits gosses émergèrent du jardin en pleurant et disparurent dans la rue. Aucun signe d’Hiram. On ne l’entendait plus. Il avait fait son boulot : il les avait chassés.
Je m’assis à côté de Nancy.
— « Cela va mal, Brad. Je le sens. »
Je hochai la tête. J’étais tout à fait d’accord avec elle.
« Tout à l’heure, j’étais à la mairie, » continua-t-elle. « Cette horrible créature y a installé une sorte de dispensaire. Je n’ai pas pu rester. C’est atroce ! »
— « N’exagérons rien. Cette créature, comme tu dis, a guéri le Dr Fabian qui se porte maintenant comme un charme. Et le cœur de Floyd Caldwell, et… »
Elle frissonna. « C’est justement cela qui est terrible, Brad. Les gens ne sont pas guéris : ils sont réparés. Comme des machines. C’est de la sorcellerie. C’est… c’est indécent. Cette espèce de chose qui ne profère pas un son et qui regarde les gens, qui les regarde à l’intérieur… Je ne sais pas comment t’expliquer… On le devine… » Elle s’interrompit « Pardon. Je ne devrais pas parler de cette façon. »
— « Il se peut fort bien que nous ayons bientôt à modifier nos critères à propos de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas. Je crains que cela ne soit fort déplaisant… »
— « Tu parles comme si tout était définitivement réglé, comme s’il n’y avait plus rien à faire. »
— « Je crains effectivement qu’il n’y ait plus rien à faire. »
Et je lui racontai ce que Smith avait dit aux journalistes. Cela me faisait du bien de me débonder car je me sentais coupable, et Nancy était la seule personne devant laquelle je pouvais vider mon cœur.