— « Mais nous devons faire quelque chose ! » hurla Higgy. « Nous n’allons pas rester assis sur le cul à nous tourner les pouces en attendant qu’on nous massacre ! »
— « C’est vrai, » murmura Joe. « Il y a un moyen. Il existe un abri. »
J’écarquillai les yeux. Soudain, je compris à quoi il pensait et m’exclamai : « Non ! C’est prématuré. Ce serait ruiner toutes nos chances de négociation… »
— « Qu’est-ce que vous racontez ? » demanda Higgy. « De quel abri parlez-vous ? »
— « Le monde parallèle, celui où est allé Brad. Nous pouvons y trouver refuge. Les Fleurs nous nourriront et leurs délégués s’occuperont de notre santé… »
Je l’interrompis : « Tu oublies un détail : nous ne savons pas comment parvenir sur ce monde. Il y avait une porte dans mon jardin mais celui-ci est tout chamboulé, maintenant. Il n’y a plus de Fleurs, rien que les buissons à dollars. »
— « Le délégué et Smith nous guideront, » répliqua Joe. « Ils connaissent sûrement le passage. »
— « Ils sont repartis, » fit Higgy. « Il n’y avait plus personne au dispensaire. Je les ai reconduits chez Brad et ils n’ont eu aucune peine à trouver la porte comme vous dites. Ils ont fait quelques pas dans le jardin et ont purement et simplement disparu. »
— « Vous pourrez donc retrouver l’emplacement de cette porte ? » s’enquit Joe.
— « Je sais approximativement où elle est située. »
J’objectai : « Mais sera-t-elle ouverte ? »
— « Comment cela ? »
— « Oui. Elle n’est pas ouverte en permanence sinon nous aurions constaté un grand nombre de disparitions depuis dix ans. Les gosses viennent souvent jouer dans mon jardin, des gens y passent de temps en temps – c’est une sorte de raccourci pour se rendre chez le Dr Fabian. »
Si la porte demeurait ouverte tout le temps, quelqu’un l’aurait forcément franchie.
— « En tout cas, » dit Higgy, « nous pouvons lancer un S.O.S. Il n’y a qu’à utiliser un de ces téléphones… »
Je le coupai net : « Non. Pas tant que ce ne sera pas absolument nécessaire. Se résigner à une telle extrémité serait probablement accepter de nous retrancher à jamais de la race humaine. »
— « Cela vaudrait mieux que la mort. »
— « Ne prenons surtout pas de décisions hâtives, je vous en supplie. Peut-être que rien n’arrivera. Ce n’est qu’en dernier recours qu’il nous faudra demander le droit d’asile. Tout espoir de parvenir à un accord entre les extra-terrestres et nous n’est pas encore détruit. L’humanité a peut-être encore une chance, si précaire qu’elle paraisse. »
— « Je ne crois pas à une négociation, Brad, » soupira Joe. « Je ne crois pas que les extra-terrestres aient jamais eu l’intention d’engager des pourparlers. »
— « Et tout cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu votre père ! » gronda Higgy.
— « Cela aurait eu lieu ailleurs, » répondis-je en ravalant ma colère. « Peut-être un peu plus tard, c’est tout. »
— « Toute la question est là, » répliqua Higgy sur un ton venimeux. « Sans votre père, ce ne serait pas à Millville que ce serait arrivé. »
Je me contraignis à garder le silence.
« Maintenant, » continua le maire, « je vais vous donner un conseil d’ami. Prenez garde : Hiram veut votre peau et la correction que vous lui avez infligée n’a pas arrangé les choses. Sans compter que pas mal de têtes brûlées abondent dans son sens. C’est vous et votre père que l’on tient pour responsables de tout. »
Joe s’insurgea :
— « Personne n’a le droit… » Mais Higgy l’interrompit :
— « Peut-être, mais c’est comme ça. J’essaierai de maintenir l’ordre mais je ne peux rien garantir. » Il se tourna vers moi. « J’espère pour vous que les choses s’arrangeront, et vite. Sinon vous avez tout intérêt à vous trouver un trou bien profond pour vous planquer. »
Je bondis sur mes pieds, prêt à lui voler dans les plumes, mais Joe se rua sur moi et me repoussa.
— « Cela suffit, vous deux ! Nous avons assez d’embêtements comme ça sans qu’il faille que vous vous bagarriez par-dessus le marché ! »
— « Si jamais des rumeurs concernant le bombardement de Millville se répandent, » poursuivit hargneusement Higgy, « je ne donnerai pas deux sous de votre peau. La population commencera à se poser des questions… »
Joe empoigna Higgy par la chemise et le plaqua contre le mur. « Vous allez fermer votre gueule ? Sinon, c’est moi qui vais vous la boucler ! » lança-t-il en brandissant son poing. Higgy se tut.
— « Bien ! » m’exclamai-je. « Puisque tu as rétabli l’ordre, mon cher Joe, tu n’as plus besoin de moi, salut… »
— « Attends, Brad… »
Mais j’avais déjà claqué la porte derrière moi.
La nuit était tombée et la rue était vide. Quelques lumières brillaient ici et là mais il n’y avait pas un passant. Je me dirigeai vers Main Street. Les fenêtres étaient ouvertes à la fraîcheur de la brise, les maisons étaient éclairées et l’on percevait au passage des bribes d’émissions de télévision et de radio. Tout était calme mais je savais que, sous la surface, palpitaient la peur, la haine, la terreur, que d’un moment à l’autre Millville pouvait se transformer en un asile de fous furieux.
Millville était une sorte de corral où un groupe d’êtres humains étaient parqués comme un troupeau. Pourquoi eux, justement ? C’était la question qu’ils devaient se poser. Il y avait là une injustice cosmique contre laquelle l’esprit se rebellait. Le monde entier parlait de Millville, le monde entier avait son attention braquée sur la ville comme si le peuple de Millville était une sorte de monstre collectif, inquiétant et dangereux. Il était normal que les habitants éprouvent une espèce de honte, qu’ils pensent que cette situation était due à Dieu sait quel relâchement mental ou moral.
Quoi de plus naturel, alors, que la population se jette sur la première explication venue dans l’espoir de se trouver en accord, non seulement avec elle-même mais avec les extra-terrestres, avec le monde entier ? Qu’elle soit prête à ajouter foi à toutes les rumeurs, à admettre les spéculations les plus fantaisistes rien que pour trouver une interprétation simple, manichéiste, en noir et blanc, oubliant toutes les nuances du gris ?
Comment blâmer mes concitoyens ? Jusqu’à présent, Millville n’avait été qu’un bras mort isolé, une communauté assoupie et sans histoires. Il y avait eu le jour où l’on avait dû faire appel aux pompiers pour récupérer le chat de Grand-Maman Jones sur le toit du patronage, le jour où le vieux Pappy Andrews était tombé dans la rivière… Tels étaient les événements marquants de la vie de notre ville.
Mais aujourd’hui, Millville faisait face à un événement sans commune mesure avec les mille riens de l’existence quotidienne. Et l’impossibilité où se trouvaient les gens de le comprendre, de le réduire à une formule élémentaire, risquait de conduire à un déchaînement de violence s’ils pouvaient cristalliser leur angoisse sur quelque chose ou sur quelqu’un. Et je ne me faisais pas d’illusions : Tom Preston et Hiram Martin leur avaient fourni un bouc émissaire.
J’étais presque arrivé chez moi.
Soudain, une porte claqua quelque part et un bruit de pas précipités résonna dans la nuit. Une voix cria : « Wally ! Ils vont nous bombarder ! On vient de l’annoncer à la télévision ! »
Une autre voix répondit à la première.
— « Oui ! Ils l’ont dit aux informations ! »
J’entr’aperçus une silhouette qui s’élançait dans la rue. Alors, je pris mes jambes à mon cou.