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En d’autres circonstances, j’aurais été heureux de bavarder un moment avec Stiffy Grant. Il avait beau être le clochard du pays, c’était un ami. Toujours d’accord pour une partie de pêche ; il connaissait tous les coins poissonneux et sa conversation était beaucoup plus intéressante qu’on ne pourrait le supposer, mais, pour le moment, je n’avais envie de parler à personne.

— « Salut, Brad, » me lança-t-il en me voyant approcher. « T’aurais pas un dollar de trop sur toi, par hasard ? »

Il y avait longtemps que Stiffy ne m’avait pas tapé et j’éprouvais une certaine surprise, je l’avoue. Quoi qu’il pût être par ailleurs, c’était un gentleman qui ne manquait pas de délicatesse. Il ne demandait jamais de l’argent qu’à ceux qui pouvaient lui donner quelque chose. Il était doué dans ce domaine d’une sorte de génie.

Je me fouillai. J’avais quelques billets et un peu de monnaie dans la poche. Je lui tendis un dollar.

— « Merci, Brad. Je n’ai pas encore bu un coup de la journée. »

Il escamota le dollar et se dirigea en boitillant vers la taverne. J’entrai. À peine avais-je refermé la porte que le téléphone sonna. Je restai un moment immobile comme un idiot, les yeux fixés sur l’appareil. Enfin, comme il sonnait toujours, je décrochai.

— «Mr Bradshaw Carter ? » demanda la voix la plus mélodieuse qui eût jamais caressé mes oreilles.

— « Lui-même. Que puis-je faire pour vous ? »

Ce n’était pas quelqu’un du village car un habitant de Millville m’aurait appelé Brad. D’ailleurs, cette voix m’était totalement inconnue. Sa musicalité évoquait une présentatrice de la télévision vantant les mérites d’un savon de toilette ou d’un déodorant

— « C’est bien le Mr Bradshaw Carter dont le père possédait une serre ? »

— « En effet, » répondis-je.

— « Vous-même ne vous occupez plus d’horticulture ? »

— « Non. »

Et la voix changea. Jusqu’à présent, elle avait été moelleuse et très féminine : maintenant, elle était virile, c’était une voix d’homme d’affaires, à croire que quelqu’un d’autre avait pris le récepteur. Pourtant, j’avais l’impression ― c’était parfaitement extravagant ― qu’il n’y avait pas eu de changement d’interlocuteur, que c’était la voix seule qui avait changé.

— « Nous avons pensé, » fit la nouvelle voix, « que vous seriez libre et que vous pourriez effectuer un travail pour notre compte. »

— « Je ne dis pas non, mais… à qui ai-je l’honneur de parler ? »

La voix poursuivit, dédaignant de répondre à ma question :

— « Nous souhaitons que vous nous représentiez. Vous nous avez été chaudement recommandé. »

— « Vous représenter ? Dans quel domaine ? »

— « Le domaine diplomatique. Je crois que c’est le mot juste. »

— « Je ne suis pas un diplomate. Je ne… »

— « Vous nous comprenez mal, Mr Carter. Peut-être serait-il bon de vous fournir quelques explications. Nous sommes en liaison avec un grand nombre de vos concitoyens. Ils nous rendent une multitude de services différents. Par exemple, nous avons un groupe de lecteurs… »

— « De lecteurs ? »

— « Parfaitement. Des gens qui nous font la lecture. Des textes d’une très grande diversité. L’Encyclopédie Britannique, le dictionnaire d’Oxford, des manuels de littérature, d’histoire, de philosophie, d’économie. Une foule de choses des plus intéressantes. »

— « Mais à quoi bon des lecteurs ? Vous pourriez lire tout cela vous-mêmes. Il suffit de se procurer quelques ouvrages… »

Il y eut un soupir résigné à l’autre bout de la ligne. « Vous ne comprenez pas. Vous sautez hâtivement aux conclusions. »

— « D’accord, je ne comprends pas. Que voulez-vous de moi ? Je vous signale que la lecture n’est pas mon fort »

— « Nous voulons que vous nous représentiez. Nous souhaiterions d’abord nous entretenir avec vous pour que vous nous donniez votre point de vue sur la situation. À partir de là, nous pourrions… »

Brusquement, je cessai d’écouter. Il y avait quelque chose qui ne collait pas et je savais maintenant ce que c’était.

Le téléphone ! Ce n’était pas celui qui était sur mon bureau une heure plus tôt. L’appareil que je tenais en main n’avait ni cadran, ni fil, ni prise.

— « Que se passe-t-il ? » m’écriai-je. « À qui suis-je en train de parler ? D’où m’appelez-vous ? »

Ce fut une troisième voix qui me répondit. Ni une voix de femme ni une voix d’homme, ni une voix mélodieuse ni une voix affairée ― une voix creuse, vaguement joviale, mais sans la moindre personnalité.

— « Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, Mr Carter, » dit-elle, « Nous vous sommes très reconnaissants, croyez-nous, nous vous sommes très reconnaissants. »

— « Reconnaissants de quoi ? »

— « De bien vouloir rendre visite à Gerald Sherwood. Nous lui parlerons de vous. »

— « Je ne sais pas ce que tout cela signifie mais… »

— « Allez voir Gerald Sherwood. »

Et la communication s’interrompit brutalement.

Je restai immobile, le récepteur à la main, fouillant ma mémoire à la recherche d’un souvenir. Cette voix, la dernière… Je devais la connaître. Je l’avais entendue quelque part. Mais en dépit de mes efforts, j’étais incapable de l’identifier.

Je reposai l’écouteur sur sa fourche et examinai le téléphone. Un téléphone parfaitement banal à ceci près qu’il n’avait ni cadran ni fil. Je le retournai : pas de marque de fabrique non plus.

Ed Adler était venu débrancher la ligne. Quand j’étais sorti, elle était coupée. À mon retour, lorsque j’avais entendu la sonnerie et que j’avais vu l’appareil sur le bureau, je m’étais vaguement dit (c’était illogique mais je n’avais pas trouvé d’autre explication sur le moment) qu’Adler l’avait rebranché malgré ses instructions. Ou que Tom Preston était revenu sur sa décision et avait décidé de m’accorder un délai de grâce. Ou même qu’un bienfaiteur inconnu avait réglé la note à ma place.

Mais il ne s’était rien passé de tel : ce téléphone n’était pas celui qu’Ed Adler avait débranché.

Je décrochai à nouveau ; ce fut la voix de l’homme d’affaires que j’entendis : « Il est manifeste, Mr Carter, que vous vous méfiez de nous, » fit-elle de but en blanc, sans même dire « allô », sans demander qui était à l’appareil. « Nous comprenons fort bien votre surprise et ce manque de confiance. Nous ne vous en blâmons pas mais, eu égard à vos sentiments actuels, un second entretien est présentement sans objet. Voyez d’abord Mr Sherwood. Ensuite, nous reprendrons la discussion. »

Et, comme la première fois, la communication fut brutalement coupée.

En quoi Gerald Sherwood pouvait-il donc être mêlé à cette histoire ? Compte tenu du personnage, cela paraissait aberrant.

Le père de Nancy était une sorte d’industriel ; il habitait sa demeure ancestrale sur une hauteur dominant la ville. Il possédait une usine à Elmore, une ville de trente à quarante mille âmes située à quelque soixante-quinze kilomètres de Millville. Il l’avait héritée de son père qui, à l’époque, fabriquait du matériel agricole. Mais, quelques années auparavant, la crise avait atteint ce secteur de production et Sherwood s’était reconverti : maintenant, il s’était spécialisé dans les gadgets.