Quelqu’un m’appela par mon nom.
Je laissai tomber mon gourdin. Qui était-ce ?
À ce moment, Nancy me rejoignit. « Dépêche-toi, Brad ! »
— « Où étais-tu ? Que se passe-t-il ? »
— « C’est Stiffy, je te dis. Il t’attend devant la barrière. Il a réussi à tromper la vigilance des gardes et il veut te voir. Dépêche-toi… »
Elle fit demi-tour et s’éloigna à nouveau en courant. Je la suivis tant bien que mal.
Quand j’arrivai à hauteur de la barrière, une sorte de gnome parut sortir du sol.
— « C’est toi, mon gars ? »
Je m’accroupis.
— « Oui, c’est moi. Mais… »
— « Plus tard… Nous n’avons guère de temps. Les gardes savent que je suis passé et ils me cherchent. »
— « Que veux-tu, Stiffy ? »
— « Il ne s’agit pas de ce que je veux mais de ce que tout le monde veut. Je suis venu t’apporter quelque chose dont tu as besoin. Il paraît qu’un crétin du Pentagone a décidé de flanquer une bombe sur la ville. J’ai entendu des bribes d’informations diffusées par la radio en me glissant entre les jeeps. »
— « Eh oui ! La race humaine est condamnée. »
— « Pas encore ! Il y a une solution. Si seulement Washington comprenait… »
— « S’il existe vraiment une solution pour se sortir de ce pétrin, pourquoi avoir gaspillé un temps précieux en cherchant à m’atteindre ? Tu aurais pu dire… »
— « Qui m’aurait cru ? Je ne suis qu’un clochard, un va-nu-pieds en rupture d’hôpital ! Par contre, toi, tu es accrédité, c’est l’impression que j’ai. On t’écoutera. »
— « À condition que ce soit une solution valable. »
— « Sois tranquille. Nous possédons quelque chose qui intéresse les extra-terrestres et nous sommes la seule race capable de les satisfaire. »
— « Tu parles ! Ils peuvent nous prendre tout ce qu’ils ont envie de nous prendre ! »
— « Ce n’est pas quelque chose que l’on peut prendre. »
Je hochai la tête. « L’opinion publique est du côté des Fleurs. Elles ont bien manœuvré. En jouant sur la peur atomique, elles nous ont touché à notre point faible. »
— « Elles aussi, elles ont un point faible ! »
— « Ne me fais pas rigoler ! »
— « Écoute-moi, Brad. Les Fleurs sont une race ancienne. Depuis quand existent-elles ? Un milliard, deux milliards d’années ? Va-t’en savoir ? Elles ont erré de monde en monde ; elles ont rencontré une foule d’espèces intelligentes auxquelles elles se sont alliées mais aucune ne les a jamais cultivées ou soignées pour leur beauté. »
— « Tu es fou ! Tu divagues ! »
— « Il a peut-être raison, Brad, » murmura Nancy.
— « C’est très juste, » reprit Stiffy. « Il a fallu que ce soit un homme de la Terre qui cueille des fleurs pourpres dans la forêt et les soigne parce qu’elles étaient belles. Ce fut une révélation pour les Fleurs. Jusque-là, nul ne les avait jamais admirées. »
C’était trop simple ! Pourtant, si l’on y réfléchissait, ce n’était pas idiot.
« Les fleurs ont posé une condition. Posons-en-leur une autre à notre tour. Accueillons-les mais exigeons en contrepartie qu’un certain nombre d’entre elles restent de vraies fleurs. »
— « Ainsi, » dit Nancy, « les hommes de la Terre pourront les cultiver, les soigner et jouir de leur beauté. »
Stiffy poussa un petit gloussement joyeux. « Il y a si longtemps que je tourne cela dans ma tête que je pourrais rédiger la clause moi-même ! »
Cela marcherait-il ? me demandai-je.
Mais oui… bien sûr ! Le fait d’être aimés lierait les extra-terrestres à nous aussi solidement que le bannissement de la guerre nous lierait nous-mêmes à eux. Ce serait un lien d’une autre nature mais tout aussi puissant. Semblable à celui qui existe entre l’homme et le chien. Et c’était tout ce dont nous avions besoin : ce lien réciproque nous donnerait le temps nécessaire pour apprendre à vivre ensemble.
Nous n’aurions plus rien à craindre des Fleurs car nous leur apporterions ce qu’elles cherchaient sans même le savoir.
— « Alors, tu es d’accord, Brad ? » fit Stiffy. « Les soldats ne vont pas tarder à me mettre la main dessus. »
L’émissaire du département d’État et le sénateur avaient le matin même parlé de la possibilité de longues négociations. Le général était, lui, partisan de la force. Or, pendant tout ce temps, la solution était là, à portée de la main ― une solution totalement humaine. Et ce n’était ni un sénateur, ni un général qui l’avait trouvée mais un brave clochard dépenaillé.
— « Va te rendre aux soldats, Stiffy, et demande-leur un téléphone. Je n’en ai pas sous la main. »
D’abord, expliquer le plan au sénateur qui transmettrait le message au président. Ensuite, j’irais trouver Higgy et je le mettrais au courant pour qu’il apaise les esprits.
Mais, en cet instant je ne voulais qu’une chose : savourer en compagnie de Nancy et de mon vieil ami le réprouvé, la vision de deux races fraternelles en marche vers l’avenir.