Gerald Sherwood était un citoyen respectable, une notabilité. Toutefois, parce que ni lui ni son père n’exerçaient leur activité à Millville même, parce que, sans être vraiment riches, ils étaient aisés alors que nous étions pauvres, on les avait toujours regardés… peut-être pas comme des étrangers, mais presque. Ils n’étaient pas totalement intégrés à la communauté.
Qu’allais-je faire ? Me rendre chez Gerald Sherwood et jouer les idiots de village ? Attaquer direct et le sommer de s’expliquer sur cette ridicule affaire de téléphone ?
Je jetai un coup d’œil à ma montre : il n’était que quatre heures. N’importe comment, Sherwood ne rentrerait pas d’Elmore avant six heures.
J’entrepris de vider mon tiroir mais changeai soudain d’avis. Si je décidais de passer chez Sherwood, il faudrait bien que je revienne ce soir pour téléphoner à ce correspondant (ou ces correspondants ?). Quand la nuit serait tombée, je pourrais toujours emmener ce téléphone de cauchemar chez moi, mais impossible de me balader en plein jour dans les rues avec cet instrument sous le bras.
Je sortis et fermai la porte à clé. Je ne savais trop où aller. Chez moi ? Non. J’aurais eu l’impression d’être une proie qui se cache dans son trou. Faire un tour à la mairie dans l’espoir de trouver quelqu’un avec qui parler ? Il n’y aurait probablement que Hiram Martin, l’officier de paix, qui voudrait à toute force faire une partie d’échecs, et je n’étais pas d’humeur à jouer aux échecs. D’autant qu’Hiram Martin détestait perdre et qu’il fallait le laisser gagner si l’on ne voulait pas qu’il devienne méchant. Nous ne nous entendions pas, tous les deux. Tout gosses, déjà, on se regardait en chiens de faïence. En outre, Higman Morris, le maire, serait vraisemblablement là, lui aussi, et un jour comme aujourd’hui, je n’aurais pas pu supporter sa présence. C’était un cul-béni, membre du conseil de gestion de l’école, administrateur de la banque ― bref, un type bien posé sur son derrière, que je m’arrangeais pour éviter chaque fois que c’était possible.
Je pouvais aussi rendre visite à Joe Evans, le rédacteur en chef du Tribune. Il ne serait pas bousculé à une heure pareille, puisque le journal tombait le matin, mais Joe me farcirait les oreilles d’histoires de politique locale, de projets de piscines et autres, ce qui n’avait rien de vraiment excitant.
En définitive, je décidai d’aller tuer le temps à la taverne en essayant de réfléchir en compagnie d’une ou deux bières.
La salle était sombre et fraîche. Je m’installai dans un box vide, tout au fond de la salle. Mae Hutton s’approcha de ma table.
— « Bonjour, Brad. Ce n’est pas souvent qu’on a le plaisir de vous voir. »
— « Tu remplaces Charley, Mae ? »
Elle hocha la tête, « Papa fait une petite sieste. »
— « Je boirais bien une bière. »
— « Une grande ? »
— « Va pour une grande, » dis-je.
Elle me servit et reprit sa faction derrière le bar.
Soudain, un homme que je n’avais pas vu en entrant émergea du box voisin, un verre à demi plein à la main. Il se retourna, me dévisagea et fit un ou deux pas dans ma direction. Encore ébloui par l’éclat du soleil, je ne le reconnus pas.
— « Mais, ma parole, c’est Brad Carter ! »
— « Oui, c’est bien moi. »
L’inconnu posa son verre sur ma table et s’assit en face de moi. Ce museau de renard… Mais oui, bien sûr !
— « Alf Peterson ! » m’écriai-je, stupéfait. « Ça alors ! Il n’y a pas une heure, on parlait de toi avec Ed Adler ! »
Nous nous serrâmes la main avec chaleur. Je ne sais pourquoi mais j’étais heureux de voir cet homme surgir du passé. Et je sentais qu’il était heureux de me retrouver, lui aussi.
— « Seigneur ! Cela fait combien de temps que l’on ne s’était pas vus ? » dis-je.
— « Au moins six ans. »
Nous nous dévisageâmes en silence, un peu gênés comme le sont toujours deux vieux amis qui se retrouvent après s’être perdus de vue, cherchant quelque chose à dire, un sujet de conversation anodin.
— « Tu fais un pèlerinage aux sources ? » lui demandai-je.
— « Oui. Je suis en vacances. »
— « Pourquoi n’es-tu pas passé chez moi ? »
— « Je ne suis là que depuis trois ou quatre heures. »
Curieux qu’il fût revenu. Il ne connaissait plus personne à Millville. Il y avait des années que sa famille était partie. Ses parents n’étaient pas d’ici. Son père était ingénieur de travaux publics. Il s’était installé à Millville pendant la construction de l’autoroute.
— « Je t’invite. Il y a de la place. Je vis seul. »
— « Non, je suis descendu dans un motel, le Johnny’s Motor Court. Je ne savais pas que tu étais toujours là. Et puis, tu aurais pu être marié. »
— « Eh bien, tu vois, je suis toujours là et je ne suis pas marié. »
Il but une gorgée de bière. « Comment va la vie, Brad ? »
Je me préparais à mentir mais m’arrêtai net À quoi bon les boniments ? Alf Peterson avait été l’un de mes meilleurs copains. Il fallait être franc. Ce n’était pas une question d’orgueil mais d’amitié.
— « Pas trop bien. »
— « Tu me désoles, Brad. »
— « J’ai commis une grosse erreur en ne fichant pas le camp ailleurs. Il n’y a rien à faire à Millville. Pour personne. »
— « Dans le temps, tu voulais être peintre. Tu passais ton temps à dessiner et ce n’était pas mal du tout. »
Je balayai ce vieux souvenir d’un geste de la main.
— « Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas essayé ? L’année où nous avons décroché notre diplôme, tu envisageais d’aller à l’université. »
— « J’ai fait les beaux-arts à Chicago. Ça n’a duré qu’un an. Papa est mort, maman avait besoin de moi, on n’avait pas le sou. »
— « Tu me disais que tu vivais seul ? »
— « Maman est décédée il y a deux ans. »
— « Alors, tu as repris l’affaire… la serre ? »
— « J’ai laissé tomber. Ça rapportait des clopinettes. J’ai tâté de l’assurance, je me suis lancé dans l’immobilier. Mais je suis tombé sur un bec. Demain, je ferme le bureau. »
— « Que vas-tu faire ? »
— « Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore réfléchi. »
Alf fit signe à Mae d’apporter deux autres bières.
— « Tu n’as pas envie de demeurer ici à perpète ? »
Je secouai la tête. « Il y a la maison, bien sûr. Je ne voudrais pas la vendre. Si je pars, je la fermerai, c’est tout. Mais, le problème, c’est qu’il n’y a aucun endroit où j’aie envie d’aller, vois-tu. Je ne sais pas comment t’expliquer. Je suis resté un an ou deux de trop ici. J’ai Millville dans le sang. »
Alf soupira. « Je crois que je comprends. Moi aussi, je l’ai dans la peau. C’est pourquoi je suis revenu et, maintenant, je me demande si je n’ai pas eu tort. Certes, cela me fait plaisir de te retrouver et je serais peut-être content de revoir quelques personnes, mais quelque chose me dit que j’ai eu tort. C’est vide. Desséché, si tu vois ce que je veux dire. »
Mae apporta les consommations et ramassa les verres vides.
— « Dis donc, j’ai une idée, » dit Alf.
— « Je t’écoute. »
— « Je repars dans un jour ou deux. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? C’est un boulot complètement loufoque. Il y aura de la place pour toi. Je suis en très bons termes avec le contremaître. Je pourrai lui toucher un ou deux mots en ta faveur. »
— « De quoi s’agit-il ? »
— « Ce n’est pas facile à expliquer de façon logique. C’est un programme de recherches, un machin intellectuel. Tu t’assieds dans une cabine et tu penses. »