— « Pardon ? »
— « Oui… Ça paraît complètement dingue, hein ? Pourtant, ce n’est pas tellement idiot. On te remet un carton portant une question, un problème sur lequel tu médites. Tu dois penser tout haut, dialoguer avec toi-même en quelque sorte. Parfois même discuter. Au début, on est complexé mais ça s’arrange. La cabine est insonorisée, personne ne peut te voir. Je suppose que tout ce que tu racontes est enregistré mais il n’y a pas de magnétophone en évidence. »
— « Et on est payé pour ça ? »
— « Assez bien, même. »
— « À quoi ça sert ? »
— « Personne n’en sait rien. Oh ! on a essayé de s’informer. Mais c’est la seule condition imposée : on doit ignorer de quoi il s’agit. Je suppose que c’est une expérience subventionnée par une université ou un centre de recherches quelconque. Il paraît que si nous savions de quoi il retourne, cela pourrait nous influencer. »
— « Et quel est le résultat ? »
— « On ne nous en informe pas. Toujours pour ne pas influencer nos mécanismes cérébraux. »
— « Et où se trouve cette… entreprise ? »
— « Dans le Mississippi. À Greenbriar. C’est un tout petit bled. Au fond, il ressemble beaucoup à Millville. Une minuscule bourgade tranquille et poussiéreuse. Et torride. Bon Dieu ! Ce qu’il y fait chaud ! Mais les installations sont climatisées. Il n’y a pas à se plaindre. »
— « Bizarre qu’un centre de ce genre soit installé dans une petite ville. »
— « C’est du camouflage. Nos employeurs ne veulent pas de publicité. On nous recommande d’être discrets. Un hameau perdu est une excellente cachette. »
— « Mais tu étais un étranger… »
— « C’est justement à cause de cela que j’ai été embauché. Ils ne veulent pas avoir beaucoup de gens du pays qui auraient tendance à penser d’une façon uniforme. »
— « Et avant ? »
— « Avant ? Oh ! avant, j’ai fait un peu n’importe quoi, j’ai glandouillé, quoi. Quelques semaines ici, quelques semaines ailleurs. J’ai été dans le bâtiment, j’ai été plongeur… C’était la dèche totale et je n’avais rien trouvé d’autre. J’ai été jardinier à Louisville un mois ou deux, j’ai ramassé des tomates. Enfin, j’ai pas mal roulé ma bosse sans avoir ni domicile ni emploi fixes. Mais il y a onze mois que je suis à Greenbriar. »
— « Ça ne durera pas tout le temps, ta sinécure. À un moment ou à un autre, ils auront recueilli tous les renseignements qu’ils cherchent. »
Il secoua la tête. « Je sais. Ça finira un jour, malheureusement. Mais c’est la meilleure situation que j’aie jamais trouvée jusqu’à présent. Alors, Brad, qu’en penses-tu ? Tu viens avec moi ? »
— « Il faut que je réfléchisse. Peux-tu prolonger ton séjour ? »
— « Pourquoi pas ? J’ai deux semaines de congé. »
— « Quelques parties de pêche, ça te dirait ? »
— « Tu parles ! »
— « Alors, je te propose une chose. On part demain matin et on fait une virée d’une semaine. J’ai une tente et du matériel de camping. On tâchera de trouver un petit coin poissonneux. »
— « Banco ! »
— « On prendra ma voiture. »
— « D’accord. Mais je paierai l’essence. »
— « Vu l’état actuel de mes finances, je ne dis pas non. »
Chapitre 3
Autrefois, je pensais que la maison des Sherwood était la plus belle demeure qui existât au monde. Mais, à l’époque, j’avais six ou sept ans de moins. Je me garai et descendis de voiture. La colonnade brillait vaguement d’un éclat blanc dans le jour déclinant. Les fenêtres de la façade étaient obscures.
J’escaladai le perron aux marches raides et sonnai. Des pas pressés retentirent dans le hall. Ce devait être Mrs Flaherty. Elle était au service de la famille depuis que Mrs Sherwood était partie pour ne jamais revenir. Mais ce n’était pas Mrs Flaherty.
— « Pas possible ! Nancy ! »
Elle était plus mûre, plus épanouie, plus belle que jamais.
— « Eh oui, c’est moi. Pourquoi cette surprise ? »
— « Parce que je ne m’attendais pas à te voir. Depuis quand es-tu rentrée ? »
— « Depuis hier. »
Évidemment, me disais-je, elle ne me reconnaît pas. Elle essaye de mettre un nom sur mon visage. Mais elle me prouva que je me trompais :
— « Ne reste donc pas planté comme un imbécile, Brad ! Rentre, voyons ! »
J’obéis, elle referma la porte. Nous étions face à face dans le vestibule sombre. Elle caressa le revers de ma veste. « Il y a bien longtemps, Brad ! Que deviens-tu ? »
— « Tout va bien. Parfaitement bien. »
— « D’après ce que j’ai entendu dire, il ne reste plus grand monde. La bande s’est dispersée. »
Je hochai la tête. « Tu sembles heureuse d’être de retour. »
— « Bien sûr ! » s’exclama-t-elle avec un rire cristallin, le même rire qu’avant, semblable à une petite explosion de gaieté.
Quelqu’un entra dans le vestibule et une voix demanda :
— « Qui est-ce, Nancy ? Le jeune Carter ? »
— « Je ne savais pas que père t’attendait, Brad. »
— « Nous n’en aurons pas pour longtemps. On se retrouve tout à l’heure ? »
— « Et comment ! C’est qu’on en a des choses à se dire ! »
Je me dirigeai vers la silhouette indistincte du père de Nancy qui ouvrit une porte et alluma. Je pénétrai dans la pièce.
Mr Sherwood était un homme de haute taille, aux épaules larges et aux traits aristocratiques. Une moustache bien soignée ornait sa lèvre supérieure.
— « Mr Sherwood, » commençai-je avec brusquerie, « je ne suis pas « le jeune Carter ». Je m’appelle Bradshaw Carter. Brad pour les intimes. »
C’était une colère irraisonnée et probablement sans motif. Mais il m’avait vexé.
— « Ne m’en veuillez pas, Brad. J’ai du mal à réaliser que les gamins qui étaient les camarades de jeux de Nancy ont grandi. »
Il s’approcha du bureau, ouvrit un tiroir et en sortit une épaisse enveloppe.
— « C’est pour vous, » répéta-t-il.
— « Pour moi ? »
— « Oui. Vous n’êtes pas au courant ? »
Je fis non de la tête. Cette pièce avait quelque chose d’oppressant avec ses rayonnages chargés de livres, ses lourdes tentures encadrant la cheminée de marbre.
— « C’est pour vous, » répéta-t-il.
Je pris l’enveloppe qui n’était pas cachetée. Elle contenait une volumineuse liasse de billets.
— « Quinze cents dollars, » dit Gerald Sherwood. « Je présume que le compte y est. »
— « Quinze cents dollars ? Première nouvelle ! J’ai simplement reçu un coup de téléphone me disant de passer vous voir. »
Il me scruta d’un regard intense, presque comme s’il ne me croyait pas.
— « L’appel m’est parvenu par un téléphone identique à celui-ci, » repris-je en désignant l’un des deux appareils posés sur son bureau.
Il soupira avec lassitude et murmura : « Oui… Ce téléphone, depuis combien de temps l’avez-vous ? »
— « Depuis aujourd’hui seulement. Et je ne sais pas d’où il vient. »
Il fit un geste nonchalant de la main. « Mettez donc cette enveloppe dans votre poche. Cet argent ne m’appartient pas. Il est à vous. »
J’aurais eu l’usage de ces quinze cents dollars. J’avais diablement besoin de fric ! Mais j’étais incapable de prendre l’enveloppe. Je ne savais pas pourquoi mais j’en étais incapable.