— « Allons… Asseyez-vous. »
Je m’assis sur la chaise placée devant le bureau. Sherwood ouvrit un coffret de cigares.
— « Vous fumez ? »
— « Non. »
— « Alors, puis-je vous proposer un verre ? »
— « Là, je ne refuserai pas. »
— « Du bourbon, ça vous va ? »
— « Parfaitement. »
Il prit deux verres dans le bar.
— « Comment le buvez-vous, Brad ? »
— « Avec un cube de glace si possible. »
Il gloussa : « C’est la seule manière civilisée de boire ce breuvage. »
Pendant qu’il officiait, je contemplai les livres qui s’alignaient du plancher au plafond. Beaucoup étaient reliés et devaient être précieux. Je songeai que ce devait être merveilleux, peut-être pas d’être riche à proprement parler, mais suffisamment à l’aise pour pouvoir s’offrir les choses qui vous font envie sans avoir à se demander si on peut se le permettre. De posséder une maison comme celle-ci, des livres à ne savoir qu’en faire, des tapisseries luxueuses, autre chose à boire que du tord-boyaux…
Sherwood me tendit mon verre et s’assit derrière son bureau. Il but une gorgée et me demanda :
— « Que savez-vous exactement, Brad ? »
— « Rien. Uniquement ce que je vous ai dit. J’ai eu une conversation téléphonique avec quelqu’un qui m’a offert un emploi. »
— « Vous avez accepté ? »
— « Non. Je dirai peut-être oui. J’ai besoin de boulot. Seulement, les propos de mes correspondants étaient plutôt nébuleux. »
— « Vos correspondants ? »
— « Oui, ils étaient trois. Ou alors il n’y en avait qu’un mais il avait trois voix. Si drôle que cela puisse paraître, j’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’une seule et même personne qui avait trois timbres de voix différents. »
Il porta son verre à ses lèvres, l’éleva devant la lumière et parut stupéfait en constatant qu’il était presque vide. Il alla chercher la bouteille, la posa devant lui et se rassit.
— « Bon. Et vous êtes venu me voir. Je vous conseille d’accepter. Empochez votre argent et disons-nous au revoir. Je parie que Nancy vous attend dehors. Emmenez-la donc au cinéma. »
— « C’est tout ? »
— « C’est tout. »
— « Vous avez changé d’avis. »
— « Comment cela ? »
— « Vous vouliez me dire quelque chose – et vous avez décidé de vous taire. »
Il me regarda d’un air songeur.
— « Vous avez sans doute raison, Brad. En vérité, que je vous parle ou que je ne vous parle pas, cela ne fera aucune différence. »
— « Ça en fera une pour moi. Parce qu’il est visible que vous avez peur. »
J’étais certain qu’il allait se vexer : en général, les gens n’aiment pas qu’on leur dise tout à trac qu’ils ont peur. Mais il ne réagit pas. Pas un trait de son visage ne changea.
— « Qu’est-ce que vous attendez pour boire, Brad ? » s’exclama-t-il enfin. « On dirait une poule sur son perchoir ! Vous me rendez nerveux. »
J’avais oublié mon verre. J’avalai une rasade.
« Vous vous imaginez probablement une foule de choses ridicules, » reprit-il. « Je suis sûr que vous pensez que je suis mêlé à un trafic louche. Me croiriez-vous si je vous affirmais que j’ignore tout de l’affaire dans laquelle je me trouve engagé ? »
— « Sans doute. À condition que vous m’expliquiez. »
— « J’ai eu pas mal d’ennuis dans la vie mais cela n’a rien d’original. La plupart des gens en ont. Mais moi, les pépins me sont tombés dessus en série. Ce sont des choses qui arrivent. »
J’acquiesçai ― j’étais bien d’accord avec lui !
— « D’abord, ma femme m’a quitté. Vous êtes sûrement au courant car la chose a dû faire jaser. »
— « J’étais très jeune à l’époque. »
— « Sans doute. Disons que nous avons agi tous les deux avec la plus grande correction. Tout le monde a été très digne au procès. Pas de ragots ni rien de ce genre. Et puis j’ai eu des difficultés professionnelles. Je me suis vu au bord de la faillite. J’ai sérieusement songé à fermer l’usine. Du fait de la concurrence, un grand nombre de petites fabriques de machines agricoles avaient déjà été évincées du marché. »
Il se tut un instant, but à nouveau une gorgée de whisky et continua :
« Dans un certain nombre de domaines, je suis complètement stupide. Je sais gérer une entreprise si elle est rentable. J’oserai même dire que je suis plutôt roublard en affaires. Mais cela ne va pas plus loin. Je n’ai jamais eu une grande idée ― une idée neuve. »
Il se pencha en avant et joignit les mains.
« J’ai longuement réfléchi pour essayer de trouver une explication à ce qui m’arrivait. Je n’en ai pas trouvé. Le problème était simple. Les petites sociétés comme la mienne, qui n’avaient pas les reins assez solides, pas suffisamment de capitaux, étaient coincées. Je n’avais aucune chance de m’en sortir. J’avais toujours suivi les vieux principes éprouvés que j’avais hérités de mon grand-père et de mon père. Quelqu’un d’autre aurait peut-être découvert un moyen pour s’en sortir. J’étais un bon homme d’affaires mais je n’avais pas d’imagination, je manquais d’idées. C’est alors que, subitement, j’ai commencé à en avoir, des idées. Mais ce n’étaient pas les miennes : c’étaient les idées d’une autre personne qui se trouvaient transplantées dans mon cerveau. Une idée, cela vous vient parfois en un éclair et, quand on n’a pas l’entraînement voulu, on est incapable d’en déterminer l’origine, la genèse. Une idée, en général, ce n’est qu’un germe, un point de départ. Elle exige d’être développée, étudiée, tripotée dans tous les sens pour se transformer en quelque chose d’utile. Or, les idées qui me venaient étaient parfaitement au point, elles surgissaient tout armées dans ma tête. C’était une véritable moisson qui jaillissait de ma cervelle comme si quelqu’un y avait semé des graines. »
— « Les gadgets ? » demandai-je.
Il m’adressa un regard intrigué. « Oui, les gadgets. Que savez-vous d’eux ? »
— « Rien, sinon que vous avez abandonné la fabrication du matériel agricole et que vous vous êtes lancé dans cette voie. Mais j’ignore tout de votre production. »
— « Au début, je n’ai pas compris. Et puis, à mesure que les idées se multipliaient, j’ai pensé qu’il y avait là quelque chose d’insolite. Finalement, je suis arrivé à la conclusion que je bénéficiais d’une aide extérieure. »
— « Quelle sorte d’aide ? »
— « Je n’en sais strictement rien. »
— « Mais cela ne vous a pas empêché d’appliquer ces idées ? »
— « Je suis un homme pratique et positif. Quelle était ma situation ? L’affaire courait à la faillite. Attention : ce n’était pas mon affaire à moi – c’était une affaire de famille qui m’avait été transmise par mon grand-père et par mon père. Un dépôt sacré, en quelque sorte. Si une entreprise que l’on a édifiée soi-même tourne en eau de boudin, on peut se dire qu’on repartira à zéro et qu’on aura plus de chance la prochaine fois. Mais, quand il s’agit d’une affaire de famille, c’est différent. D’abord, il y a le déshonneur. Et, en second lieu, on n’est pas sûr de remonter le courant. En fait, on a sauté dans le train en marche et il est impossible d’avoir la certitude qu’on pourra repartir sur de nouvelles bases et réussir. En fait, on est enclin à manquer de confiance en soi. Qu’auriez-vous fait à ma place, Brad ? »