— « J’aurais fait feu de tout bois. »
— « Exactement ! J’étais réduit au désespoir. L’affaire était en jeu, la maison, l’honneur de la famille… Alors j’ai mis toutes ces idées noir sur blanc, j’ai appelé mes ingénieurs, mes dessinateurs et je leur ai dit : allez-y ! Tout le mérite m’en a été attribué, bien sûr. Que voulez-vous ? Je ne pouvais quand même pas raconter que tout cela m’était venu en rêve ! Et savez-vous que, si étrange que cela puisse paraître, c’est cela qui m’est le plus pénible : me voir attribuer la paternité de choses que je n’ai pas inventées. »
— « Enfin, vous avez sauvé l’entreprise familiale – tout est bien qui finit bien. Si j’étais vous, je ne me laisserais pas ronger par ce complexe de culpabilité ! »
— « C’est plus compliqué que cela. Ça ne s’est pas arrêté là. C’était comme si j’étais dédoublé : il y avait le Gerald Sherwood réel, celui qui est assis à ce bureau, et un autre qui pensait à ma place. Les idées continuaient de germer dans ma tête. Les unes parfaitement logiques, d’autres qui n’avaient aucun sens. Je vous dirai que certaines étaient des idées d’un autre monde. Elles ne correspondaient à rien, ne se référaient à rien, étaient d’une inutilité totale. Et il n’y avait pas que les idées : il y avait aussi… la connaissance. Je connaissais des choses qui ne m’avaient jamais intéressé, auxquelles je n’avais jamais songé. »
Il prit la bouteille, remplit son verre jusqu’au bord et me fit signe de vider le mien.
« Buvez, » dit-il en le remplissant jusqu’au bord. « Maintenant que j’ai commencé, il faut que j’aille jusqu’au bout. Demain, je me demanderai pourquoi je vous ai raconté tout cela mais, ce soir, j’ai besoin de parler. »
— « Ne croyez surtout pas, Mr Sherwood, que je cherche à vous tirer les vers du nez… »
Il agita la main. « Soit… Si vous ne voulez pas m’écouter… prenez votre enveloppe. »
— « Pas encore. Je veux savoir d’où vient cet argent. »
— « Ce n’est pas le mien. Je ne suis qu’un intermédiaire. »
— « Au service de qui ? De votre… second moi ? »
Il secoua la tête. « En effet. Je me demande comment vous avez deviné. »
Du pouce, il désigna le téléphone, celui qui n’avait pas de cadran. « Je n’utilise jamais cet instrument-là. Vous êtes le premier, à ma connaissance, à posséder le même. Je les fabrique en série… »
— « C’est vous qui les fabriquez ? »
— « Évidemment. Enfin… Pas moi – mon alter ego. Quoique, » ajouta-t-il en baissant le ton, « je commence à soupçonner que ce n’est pas mon double. »
— « De qui pensez-vous qu’il s’agisse ? »
— « Du diable si je le sais ! Il fut un temps où je me creusais la tête, bien en vain d’ailleurs. Maintenant, je ne me tracasse plus, je laisse courir. Je me dis parfois que je ne suis peut-être pas le seul dans cette situation. C’est réconfortant. »
— « Mais ce téléphone ? »
— « Je l’ai inventé. Ou plutôt c’est cette autre personne qui l’a inventé – si c’est une personne. J’en ai eu l’idée et j’ai dessiné les plans sans savoir à quoi cet appareil pourrait bien servir et comment il fonctionnait. Exactement comme pour mes autres gadgets. Logiquement, ils ne devraient pas marcher. »
— « Mais vous me disiez que beaucoup d’objets que vous fabriquiez semblaient ne pas avoir de but apparent. »
— « C’est exact, mais pour ces téléphones, puisque vous les appelez ainsi, les choses se sont passées d’une manière particulière. Je savais à combien d’exemplaires il fallait les sortir et je savais où je devais les expédier. »
— « Où ça ? »
— « À une compagnie du New Jersey. »
Cela devenait délirant
— « Récapitulons. Vous avez trouvé les plans tout prêts dans votre tête. Vous saviez que vous deviez fabriquer ces téléphones et les envoyer à une adresse précise. Et vous avez agi sans vous poser de questions ? »
— « Oh si ! Je m’en suis posé ! J’avais l’impression de me conduire comme un fou. Mais réfléchissez : mon second moi, ce cerveau auxiliaire, ce contact que j’avais avec quelque chose d’autre, ne m’a jamais abandonné. Il a sauvé l’affaire, il m’a donné de bons conseils, il ne m’a jamais laissé tomber. Alors, il faut quand même être loyal ! »
— « Oui… Je crois que je vous comprends. »
— « Bien sûr ! Un joueur compte sur sa chance, un capitaliste mise sur son intuition. Or, ni la chance ni l’intuition ne sont aussi solides et dignes de confiance que ce… ce don que j’ai. »
Je pris le téléphone sans cadran et l’examinai.
« Il y a des années et des années que j’attends un appel. » dit Sherwood. « Je n’en ai jamais reçu. »
— « Avec vous, ce n’est pas nécessaire. »
— « Vous avez peut-être raison mais, parfois, c’est troublant. »
— « Êtes-vous en correspondance avec cette firme dans le New Jersey ? »
Il fit non de la tête. « Absolument pas. J’expédie le matériel, c’est tout. »
— « Et il n’y a pas d’accusé de réception ? »
— « Ni accusé de réception ni règlement. Ce qui est d’ailleurs parfaitement normal. Quand on est en affaires avec soi-même… »
— « Soi-même ? Vous voulez dire que votre alter ego, votre second moi, dirige cette boîte ? »
— « Je n’en sais rien. Il y a des années que j’essaye de comprendre sans y parvenir. »
Son regard avait quelque chose d’halluciné et j’eus pitié de lui. Il dut le deviner car il se mit à rire :
« Ne vous en faites pas. J’ai les épaules suffisamment larges. Et n’oubliez pas que je suis payé, et même bien payé. Parlons plutôt de vous. Vous êtes dans l’immobilier ? »
J’acquiesçai.
— « Je m’occupe aussi d’assurances. »
— « Et vous ne pouvez pas payer votre note de téléphone ! »
— « Bah… Tout cela s’arrangera. »
Il changea brusquement de sujet de conversation.
— « C’est drôle… Il ne reste plus beaucoup de jeunes, à Millville. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose pour les retenir. »
— « En effet. »
— « Nancy vient de rentrer d’Europe. Je suis heureux qu’elle soit revenue. Elle me manquait. Elle envisage de rester quelque temps à la maison. Elle veut écrire. »
— « Au collège, elle était bonne en dissertation. »
— « Oui… La mouche de la littérature l’a piquée. Elle a déjà publié quelques textes dans de petites revues. Des magazines qui ne rapportent pas un sou. Je suis incapable de savoir si ça a de la valeur ou pas. Je ne m’y connais pas. Enfin, si cette manie la fait rester à Millville, je ne m’en plaindrai pas. »
Je me levai. « Je vais vous laisser, Mr Sherwood. Je suis là à vous retenir… »
— « Mais non, j’ai été content de bavarder avec vous. N’oubliez pas votre argent. Mon alter ego, comme vous dites, m’a chargé de vous le remettre. J’imagine que c’est une sorte de provision. »
— « Vous avez une façon plutôt hypocrite de présenter les choses ! » m’exclamai-je, presque avec brusquerie. « Cet argent, il est à vous ! »
— « Absolument pas. Il vient d’un fonds spécial que j’ai constitué il y a bien des années parce que je ne trouvais pas normal d’être le seul bénéficiaire de toutes ces idées qui n’étaient pas réellement les miennes. C’est pourquoi j’ai décidé de verser dix pour cent des bénéfices à une sorte de caisse noire… »
— « Vraisemblablement à l’instigation de votre second moi. »