Arthur C. Clarke
Les fontaines du Paradis
La politique et la religion sont périmées ; le temps est venu pour la science et la spiritualité.
À la mémoire toujours ineffaçable de LESLIE EKANAYAKE (13 juillet 1947 – 4 juillet 1977)
PRÉFACE
« De Taprobane au Paradis, il y a quarante lieues ; et là peut s’entendre le murmure des Fontaines du Paradis. »
« Le pays que j’ai appelé Taprobane n’existe pas tout à fait, mais équivaut à quatre-vingt-dix pour cent à l’île de Ceylan (maintenant Sri Lanka). Bien que la Postface précise clairement quels lieux, quels événements et quels personnages sont fondés sur la vérité, le lecteur ne se trompera pas beaucoup en présumant que plus l’histoire est improbable, plus elle est proche de la réalité.
Le nom « Taprobane » se prononce habituellement aujourd’hui pour rimer avec « plane ». Mais la prononciation classique correcte est plutôt « Tap-rob-a-née », ainsi que naturellement Milton le savait bien.
PREMIÈRE PARTIE
Le palais
1
Kalidasa
La couronne devenait plus lourde avec chaque année qui passait. Lorsque le Vénérable Bodhidharma Mahanayake Thero l’avait – tellement à contrecœur – posée pour la première fois sur sa tête, le prince Kalidasa fut surpris de sa légèreté. À présent, vingt ans plus tard, le roi Kalidasa abandonnait avec plaisir ce cercle d’or incrusté de joyaux, chaque fois que le permettait l’étiquette de la cour.
Il y en avait peu ici, au sommet du rocher-forteresse battu par le vent ; peu d’envoyés diplomatiques ou de pétitionnaires sollicitaient audience sur ces hauteurs. Beaucoup de ceux qui faisaient le voyage jusqu’au Yakkagala rebroussaient chemin devant l’ascension finale, à travers la gueule même du lion accroupi, qui semblait toujours prêt à bondir de la paroi rocheuse. Un vieux roi ne pourrait jamais s’asseoir sur ce trône qui s’élevait dans le ciel. Un jour, Kalidasa serait peut-être trop faible pour atteindre son palais. Mais il doutait que ce jour viendrait jamais ; ses nombreux ennemis lui épargneraient les humiliations de l’âge.
Ces ennemis se rassemblaient à présent. Il jeta un regard vers le nord, comme s’il pouvait déjà voir les armées de son demi-frère, en route pour revendiquer le trône ensanglanté de Taprobane. Cependant cette menace était encore lointaine, par delà des mers cinglées par la mousson ; même si Kalidasa se fiait davantage à ses espions qu’à ses astrologues, il était réconfortant que les deux fussent d’accord là-dessus.
Malgara avait attendu près de vingt ans, établissant ses plans et gagnant l’appui de rois étrangers. Un ennemi encore plus patient et plus subtil était beaucoup moins loin, guettant éternellement dans le ciel du Sud. Le cône parfait de Sri Kanda, la Montagne Sacrée, semblait très proche aujourd’hui, dominant la plaine centrale. Depuis l’origine de l’histoire, il avait frappé, d’un respect mêlé de crainte, le cœur de tout homme qui le voyait. Kalidasa était toujours conscient de sa sombre présence et de la puissance qu’il symbolisait.
Et pourtant le Mahanayake Thero n’avait pas d’armées, ni d’éléphants de guerre hurlant en chargeant dans la bataille, leurs terribles défenses en avant. Le Grand Prêtre n’était qu’un vieil homme en robe orange, dont les seules possessions matérielles étaient une sébile pour mendier et une feuille de palmier pour s’abriter du soleil. Pendant que les moines et les acolytes mineurs chantaient les écritures autour de lui, il restait simplement assis en silence, les jambes croisées – et jouait, d’une manière ou d’une autre, avec le destin des rois. C’était très étrange…
L’air était si clair aujourd’hui que Kalidasa pouvait voir le temple, rapetissé par la distance en une minuscule pointe de flèche, au sommet même de Sri Kanda. Cela ne ressemblait à aucun ouvrage de main d’homme et rappelait au roi d’autres montagnes encore plus hautes qu’il avait entrevues dans sa jeunesse, alors qu’il était à demi hôte, à demi otage à la cour de Mahinda le Grand. Tous les géants qui gardaient l’empire de Mahinda portaient un tel cimier formé d’une matière brillante, cristalline pour laquelle il n’existait pas de nom dans la langue de Taprobane. Les Hindous croyaient que c’était une sorte d’eau, magiquement transformée, mais Kalidasa riait de pareilles superstitions.
Cette éblouissante blancheur d’ivoire n’était qu’à trois jours de marche – par la route royale, à travers les forêts et les rizières – et deux de plus pour gravir l’escalier tortueux qu’il ne pourrait plus jamais monter parce qu’au bout se trouvait le seul ennemi qu’il craignait et ne pouvait vaincre. Parfois il enviait les pèlerins, quand il voyait leurs torches dessiner une mince ligne de feu qui escaladait le flanc de la montagne. Le plus humble des mendiants pouvait aller saluer l’aube sacrée et recevoir la bénédiction des dieux ; le souverain de tout ce pays ne le pouvait pas.
Cependant il avait eu ses consolations, si ce n’avait été que pour un petit moment. Là, gardés par des fossés et des remparts, se trouvaient les bassins et les fontaines jaillissantes, et les Jardins de Plaisir pour lesquels il avait prodigué les trésors de son royaume. Et quand il en était fatigué, il y avait les dames du Rocher – celles de chair et de sang, qu’il faisait venir de moins en moins fréquemment – et les deux cents immortelles immuables avec lesquelles il partageait souvent ses pensées, parce qu’il n’y avait personne d’autre à qui il pût faire confiance.
Le tonnerre grondait dans le ciel vers l’ouest. Kalidasa se détourna de la menace latente de la montagne, vers l’espoir lointain de la pluie. La mousson était tardive cette saison ; les lacs artificiels qui alimentaient le complexe système d’irrigation de l’île étaient presque vides. À cette époque de l’année, il aurait dû voir le miroitement de l’eau dans le plus vaste de tous – que ses sujets, il le savait bien, osaient encore appeler du nom de son père : Paravana Samudra, la mer de Paravana. Il n’avait été terminé que voilà trente ans, après des générations de dur labeur. En des jours plus heureux, le jeune prince Kalidasa s’était orgueilleusement tenu près de son père, lorsque les grandes portes-écluses avaient été levées et que les eaux fécondantes s’étaient répandues à travers la contrée desséchée. Dans tout le royaume, il n’existait pas de vision plus ravissante que le miroir doucement ondoyant de cet immense lac créé par l’homme, quand il reflétait les dômes et les flèches de Ranapura, la Cité de l’Or – l’antique capitale qu’il avait abandonnée pour son rêve.
Une fois de plus, le tonnerre gronda, mais Kalidasa savait que sa promesse était mensongère. Même ici, au sommet du Rocher Démon, l’air restait calme et immobile, sans aucune des rafales brusques et inattendues qui annonçaient la venue de la mousson. Avant que n’arrivant enfin les pluies, la famine pourrait s’ajouter à ses soucis.