Et maintenant, devant lui, montait un escalier abrupt de pierre, ses marches étaient si exiguës qu’elles offraient à peine la place pour les grosses chaussures de Morgan. Les gens qui ont construit ce lieu extraordinaire avaient-ils donc de si petits pieds ? se demanda-t-il. Ou était-ce une ruse adroite de l’architecte pour décourager des visiteurs malintentionnés ? Il serait certainement difficile à des soldats de monter à l’assaut de cette pente de soixante degrés par des marches qui semblaient avoir été faites pour des nains.
Une petite plate-forme puis un autre escalier identique et Morgan se trouva dans une longue galerie lentement ascendante taillée dans les flancs intérieurs du Rocher. Il était à présent à plus de cinquante mètres au-dessus de la plaine environnante, mais la vue était complètement bouchée par un haut mur revêtu d’une couche lisse de plâtre jaune. Le Rocher au-dessus de lui surplombait tellement qu’il aurait presque pu être en train de marcher dans un tunnel, car seule une étroite bande de ciel était visible en haut.
Le plâtre du mur paraissait complètement neuf, intact ; il était quasi impossible de croire que les maçons avaient quitté leur travail depuis deux mille ans. Çà et là, cependant, la surface luisante, lisse comme un miroir, était marquée d’inscriptions griffonnées par des visiteurs désireux, comme d’habitude, de passer à la postérité. Très peu de ces inscriptions étaient écrites dans des alphabets que Morgan pouvait reconnaître et la dernière date qu’il remarqua était de 1931 ; par la suite, le Département d’Archéologie était intervenu pour empêcher ce genre de vandalisme. La plupart des graffiti étaient en taprobani aux courbes élégantes ; Morgan constata d’après ses souvenirs du spectacle de la nuit précédente que beaucoup étaient des poèmes datant du IIe ou IIIe siècle. Pendant quelque temps, après la mort de Kalidasa, le Yakkagala avait connu sa première brève période comme attraction pour touristes grâce aux légendes du roi maudit qui persistaient encore.
À mi-chemin dans la galerie de pierre, Morgan arriva à la porte, pour le moment fermée, du petit ascenseur qui conduisait aux fresques, à vingt mètres directement au-dessus. Il pencha la tête en arrière tant qu’il put pour les voir, mais elles étaient masquées par la plate-forme de la cage d’observation pour les visiteurs, accrochée comme un nid d’aigle métallique à la paroi inclinée en avant du Rocher. Certains touristes, lui avait dit Rajasinghe, jetaient un regard sur l’emplacement vertigineux des fresques et décidaient de se contenter de photographies.
À présent, pour la première fois, Morgan pouvait apprécier l’un des principaux mystères du Yakkagala. Ce n’était pas comment les fresques avaient été peintes – un échafaudage de bambou aurait pu régler le problème – mais pourquoi. Une fois qu’elles avaient été peintes, personne ne pouvait jamais les avoir vues convenablement ; de la galerie qui était en dessous, elles étaient désespérément raccourcies – et du pied du Rocher, elles ne pouvaient être que de minuscules taches de couleur méconnaissables. Peut-être, ainsi que certains l’avaient suggéré, n’avaient-elles qu’une signification purement religieuse ou magique – comme ces peintures de l’âge de pierre trouvées dans les profondeurs de cavernes presque inaccessibles.
Les fresques devraient attendre jusqu’à ce que le gardien arrive et ouvre l’ascenseur. Il y avait beaucoup d’autres choses à voir ; il n’était encore qu’au tiers du chemin du sommet, et la galerie continuait de monter doucement au flanc du Rocher.
Le haut mur plâtré de jaune fit place à un parapet bas et Morgan put de nouveau voir les campagnes environnantes. Au-dessous de lui se déployait toute l’étendue des Jardins de Plaisir et, pour la première fois, il pouvait en mesurer non seulement l’énorme échelle (Versailles était-il plus grand ?) mais aussi leur subtil aménagement et la manière dont le fossé et les remparts extérieurs les protégeaient de la forêt qui était au delà.
Personne ne savait quels arbres, arbustes et fleurs étaient plantés là du temps de Kalidasa, mais le réseau des lacs artificiels, des canaux, des allées et des fontaines était toujours exactement tel qu’il l’avait laissé. Et en regardant ces jeux d’eau dansants, Morgan se remémora soudain une citation dans le commentaire de la nuit précédente.
« De Taprobane au Paradis, il y a quarante lieues, et là peut s’entendre le murmure des Fontaines du Paradis. »
Il savoura la phrase dans son esprit ; les Fontaines du Paradis. Kalidasa avait-il tenté de créer, ici sur Terre, un jardin digne des dieux afin de justifier sa prétention à la divinité ? S’il en était ainsi, pas étonnant que les prêtres l’aient accusé de blasphème, et jeté une malédiction sur toute son œuvre.
Enfin la longue galerie, qui avait contourné la face occidentale du Rocher tout entière, aboutit à un autre escalier escarpé – quoique, cette fois, les marches en fussent d’une dimension plus généreuse. Mais le palais était encore loin au-dessus, car l’escalier conduisait à un large plateau, manifestement artificiel. C’était là tout ce qui restait du gigantesque monstre léonin qui avait autrefois dominé le paysage, et frappé de terreur le cœur de tous ceux qui le regardaient. Car les pattes de la bête colossale, prête à bondir, dépassaient la paroi du rocher ; et ses seules griffes avaient la moitié de la hauteur d’un homme.
Rien d’autre n’en subsistait, sauf encore un autre escalier de granit montant à travers les tas de moellons qui devaient avoir autrefois constitué la tête de l’animal. Même en ruine, l’idée était impressionnante : quiconque osait approcher l’ultime citadelle du roi devait d’abord passer entre des mâchoires béantes.
L’ascension finale de la paroi à pic – en fait, légèrement en surplomb – se faisait par une série d’échelles de fer, avec des garde-fous pour rassurer les grimpeurs nerveux. Mais là, le réel danger, Morgan en avait été averti, n’était pas le vertige. Des essaims de frelons normalement placides occupaient de petites anfractuosités dans le roc, et des visiteurs qui faisaient trop de bruit les avaient parfois dérangés avec des conséquences mortelles.
Voilà deux mille ans, cette paroi nord du Yakkagala avait été couverte de murs et de remparts afin de fournir un arrière-plan convenable au sphinx taprobanien et, derrière ces murs, devaient avoir existé des escaliers qui fournissaient un accès aisé au sommet. À présent, le temps, les intempéries et la main vengeresse de l’homme avaient tout détruit. Il ne restait que la roche nue, sillonnée de myriades d’entailles horizontales et d’étroites corniches qui avaient, autrefois, supporté les fondations de constructions disparues.
Brusquement, l’ascension fut terminée ; Morgan se trouva debout sur une petite île qui flottait à deux cents mètres au-dessus d’un paysage d’arbres et de champs, plat dans toutes les directions, sauf vers le sud où les montagnes centrales rompaient l’horizon. Il était complètement isolé du reste du monde et, cependant, se sentait maître de tout ce qu’il contemplait ; jamais depuis qu’il s’était trouvé dans les nuages, entre l’Europe et l’Afrique, il n’avait éprouvé un tel moment d’extase aérienne. C’était bien là, en vérité, la résidence d’un dieu-roi, et les ruines de son palais l’entouraient.