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Un étonnant dédale de murs écroulés – aucun plus haut que la ceinture –, de tas de briques rongées par les intempéries et de chemins, pavés de granit, couvrait la surface entière du plateau jusqu’au bord même de l’escarpement ; Morgan pouvait également voir une grande citerne creusée profondément dans le roc massif – probablement une réserve d’eau. Tant que des approvisionnements étaient disponibles, une poignée d’hommes déterminés pouvaient tenir cette position indéfiniment ; mais si le Yakkagala avait effectivement été construit comme forteresse, ses défenses n’avaient jamais été mises à l’épreuve. La fatidique dernière rencontre de Kalidasa avec son frère avait eu lieu loin au delà des remparts extérieurs.

Oubliant presque l’heure, Morgan erra parmi les fondations du palais qui avait jadis couronné le Rocher. Il essaya de pénétrer la pensée de l’architecte, d’après ce qu’il pouvait voir subsistant encore de son œuvre : pourquoi y avait-il un chemin, ici ?… cet escalier tronqué menait-il à un étage supérieur ?… si ce renfoncement en forme de sarcophage dans la pierre était une baignoire, comment l’eau y était-elle amenée et comment se vidait-elle ? Ses recherches étaient si fascinantes qu’il en négligeait tout à fait la chaleur croissante du soleil, tombant d’un ciel sans nuages.

Loin en bas, le paysage vert émeraude s’animait. Comme des scarabées aux vives couleurs, une file de petits tracteurs-robots se dirigeait vers les rizières. Aussi improbable que cela parût, un éléphant secourable poussait un bus renversé pour le remettre sur la route que celui-ci avait de toute évidence quittée alors qu’il prenait un virage à trop grande vitesse. Morgan pouvait même entendre la voix perçante du cornac, perché juste derrière les grandes oreilles de l’animal. Et un flot de touristes se répandait comme des fourmis militaires à travers les Jardins de Plaisir, venant de la direction générale de l’hôtel Yakkagala. Il ne jouirait plus bien longtemps de sa solitude.

Toutefois, il avait virtuellement terminé son exploration des ruines, quoique, bien sûr, on aurait pu passer une vie entière à les étudier en détail. Il fut heureux de se reposer un moment, assis sur un banc de granit, magnifiquement sculpté, au bord même de l’à-pic de deux cents mètres, dominant tout le panorama vers le sud.

Morgan laissa ses yeux scruter la lointaine chaîne de montagnes encore à demi cachée par une brume bleue que le soleil matinal n’avait pas encore dispersée. En l’examinant distraitement, il s’aperçut soudain que ce qu’il avait pris comme faisant partie du fond de nuages n’était rien de tel. Ce cône nébuleux n’était pas une éphémère construction due au vent et aux nuages ; on ne pouvait se tromper à sa parfaite symétrie, se dressant au-dessus des autres sommets plus bas.

Un instant, le choc de cette découverte ne laissa dans son esprit que l’émerveillement – ainsi qu’une impression quasi superstitieuse. Il n’avait jamais imaginé qu’on pût voir la Montagne Sacrée du Yakkagala. Pourtant, elle était bien là, émergeant lentement de l’ombre de la nuit, prête à affronter un nouveau jour et, s’il réussissait, un nouvel avenir.

Il en connaissait toutes les dimensions, toute la géologie, il l’avait cartographiée à l’aide de photos stéréoscopiques et explorée en détail du haut de satellites d’observation. Mais la voir pour la première fois, de ses propres yeux, rendait soudain réel tout ce qui jusque-là n’avait été que théorie. Et parfois même pas cela ; plus d’une fois, dans les heures grises d’avant l’aube, Morgan s’était éveillé de cauchemars dans lesquels son projet était apparu comme une chimère absurde, qui, loin de lui apporter la gloire, ferait de lui la risée du monde. Certains de ses pairs avaient naguère qualifié le Pont de « Folie Morgan » ; comment qualifieraient-ils son rêve ?

Mais les obstacles créés par des hommes ne l’avaient jamais arrêté auparavant. La nature était son véritable adversaire, l’ennemi amical qui ne trichait jamais et jouait toujours honnêtement, quoiqu’elle ne manquât jamais non plus de prendre avantage de la plus petite négligence ou omission. Et toutes les forces de la nature se résumaient à présent pour lui en ce cône bleu lointain qu’il connaissait si bien, mais qu’il lui restait pourtant encore à fouler sous ses pieds.

Comme Kalidasa l’avait fait si souvent de cet endroit même, Morgan restait le regard fixé par-dessus la plaine verte et fertile, mesurant le défi et réfléchissant à la stratégie. Pour Kalidasa, Sri Kanda représentait à la fois le pouvoir des moines et la puissance des dieux, conspirant ensemble contre lui. À présent, les dieux étaient morts ; mais les moines restaient. Ils représentaient quelque chose que Morgan ne comprenait pas et qu’il traiterait donc avec un prudent respect.

Il était temps de descendre ; il ne devait pas être de nouveau en retard, spécialement de sa propre faute. Comme il se levait du banc de pierre sur lequel il était assis, une pensée qui le tracassait depuis quelques minutes devint enfin consciente. Il était étrange d’avoir placé un siège aussi orné, avec les éléphants magnifiquement sculptés qui lui servaient de supports, au bord même d’un précipice…

Morgan ne pouvait jamais résister à un défi intellectuel. Se penchant au-dessus de l’abîme, il essaya de nouveau d’accorder son esprit d’ingénieur avec celui d’un confrère mort depuis deux mille ans.

8

Malgara

Pas même ses compagnons les plus proches ne purent déchiffrer l’expression du visage du prince Malgara lorsque, pour la dernière fois, il regarda lentement le frère qui avait partagé son enfance. Le champ de bataille était maintenant silencieux ; même les cris des blessés avaient été arrêtés par une herbe calmante ou une épée encore plus efficace.

Au bout d’un long moment, le prince se tourna vers le personnage en robe jaune qui se tenait près de lui.

— Vous l’avez couronné, Vénérable Bodhidharma. À présent, vous pouvez lui rendre encore un service. Veillez à ce qu’il reçoive les honneurs dus à un roi.

Durant un instant, le prêtre demeura muet. Puis il répondit doucement :

— Il a détruit nos temples et dispersé les prêtres. S’il a adoré un dieu, c’était Siva.

Malgara découvrit ses dents en ce sourire féroce que le Mahanayake devait trop bien connaître dans les années qui lui restaient.

— Maître révéré, dit le prince d’une voix qui suintait le venin, il a été le premier-né de Paravana le Grand, il a siégé sur le trône de Taprobane et le mal qu’il a fait meurt avec lui. Quand son corps sera brûlé, veillez à ce que ses restes soient convenablement mis au tombeau, avant que vous osiez remettre le pied sur Sri Kanda.

Le Mahanayake Thero s’inclina, aussi peu que possible.

— Il en sera fait… selon vos désirs.

— Et il y a une autre chose, reprit Malgara, s’adressant maintenant à ses aides de camp. La renommée des fontaines de Kalidasa nous est parvenue jusqu’en Hindoustan. Nous désirons les voir une fois, avant de marcher sur Ranapura…

Au cœur des Jardins de Plaisir qui lui avaient donné tant de délices, la fumée du bûcher funéraire de Kalidasa s’éleva dans le ciel sans nuages, jetant le trouble parmi les oiseaux de proie qui s’étaient rassemblés de toutes parts. Sinistrement satisfait, quoique parfois hanté par de brusques souvenirs, Malgara contemplait le symbole de son triomphe qui montait en spirale, annonçant à tout le pays que le nouveau règne avait commencé.

Comme en continuation de leur ancienne rivalité, l’eau des fontaines défiait le feu, jaillissant vers le ciel avant de retomber en fracassant la surface de leurs bassins miroitants. Puis bientôt, longtemps avant que les flammes aient terminé leur tâche, les réservoirs se mirent à se vider et les jets d’eau s’effondrèrent en ruines liquides. Avant qu’ils ne jaillissent de nouveau dans les Jardins de Kalidasa, la Rome impériale aurait disparu, les armées de l’Islam auraient traversé l’Afrique, Copernic aurait détrôné la Terre de sa place au centre de l’Univers, la Déclaration d’Indépendance des États-Unis aurait été signée et des hommes auraient marché sur la Lune…