Malgara attendit que le bûcher se fût désintégré dans une brève gerbe finale d’étincelles. Lorsque la dernière fumée s’en alla flotter contre la paroi du Yakkagala, il leva les yeux vers le palais à son sommet et le considéra longuement en silence.
— Aucun homme ne devrait défier les dieux, dit-il enfin. Qu’on le détruise !
9
Un filament
— Vous m’avez presque donné une crise cardiaque, dit Rajasinghe d’un ton accusateur, en versant le café matinal. J’ai d’abord pensé que vous aviez une sorte d’appareil antigravité – mais, même moi, je sais que c’est impossible. Comment avez-vous fait ?
— Toutes mes excuses, répondit Morgan avec un sourire. Si j’avais su que vous m’observiez, je vous aurais averti – bien que toute l’opération n’ait nullement été préméditée. Je n’avais que l’intention de faire l’ascension du Rocher, mais, là-haut, j’ai été intrigué par ce banc de pierre. Je me suis demandé pourquoi il était au bord de l’escarpement et je me suis mis à chercher.
— Il n’y a absolument pas de mystère. À un certain moment, il existait là un plancher, probablement en bois, qui s’avançait en dehors du sommet, avec un escalier descendant jusqu’aux fresques. On peut encore voir dans le roc les entailles où il était fixé à la paroi.
— C’est ce que j’ai découvert, dit Morgan un peu mélancolique. J’aurais pu deviner que quelqu’un aurait déjà trouvé ça.
« Depuis deux cent cinquante ans, pensa Rajasinghe. Cet Anglais, aussi fou qu’énergique, Arnold Lethbridge, le premier directeur de l’Archéologie de Taprobane. Il était descendu le long de la paroi du Rocher, exactement comme vous. Bon, pas exactement…»
Morgan avait à présent sorti la boîte métallique qui lui avait permis d’accomplir son exploit miraculeux. Elle n’avait de particulier que quelques boutons et une petite fenêtre d’affichage ; elle ressemblait tout à fait à un genre très simple d’appareil de communication.
— Voilà, dit-il fièrement. Puisque vous m’avez vu faire une promenade verticale d’une centaine de mètres, vous, devez avoir une très bonne idée de son fonctionnement.
— Le bon sens m’a fourni une réponse mais mon excellent télescope ne l’a pas confirmée. J’aurais pu jurer qu’il n’y avait absolument rien qui vous soutenait.
— Ce n’était pas la démonstration dont j’avais eu l’intention mais elle doit avoir produit son effet. À présent, que je vous fasse ma démonstration habituelle… Passez, s’il vous plaît, votre doigt dans cet anneau.
Rajasinghe hésita ; Morgan tenait le petit cercle de métal – d’une grandeur à peu près double de celle d’une alliance ordinaire – presque comme s’il était électrisé.
— Est-ce que cela va me donner un choc ?
— Pas un choc… mais peut-être une surprise. Essayez de me l’arracher des mains.
Plutôt avec circonspection, Rajasinghe saisit l’anneau… et le laissa presque tomber. Car il semblait vivant, il l’attirait vers Morgan… ou plutôt vers la boîte que l’ingénieur tenait à la main. Puis la boîte émit un léger bruissement et Rajasinghe sentit son doigt tiré en avant par quelque force mystérieuse. Magnétisme ? se demanda-t-il. Non, bien sûr ; aucun aimant ne pouvait agir de cette façon. Sa théorie provisoire mais improbable était correcte ; en fait, il n’y avait pas d’autre explication. Ils étaient en train de se livrer à une lutte à la corde tout à fait nette… mais avec une corde invisible.
Quoique Rajasinghe s’y efforçât de tous ses yeux, il ne pouvait voir aucune trace d’un fil organique ou métallique reliant l’anneau dans lequel son doigt était accroché et la boîte que Morgan manœuvrait comme un pêcheur remontant un poisson. Il tendit sa main libre pour explorer l’espace apparemment libre, mais l’ingénieur l’écarta d’un geste rapide.
— Désolé ! fit-il. Tout le monde essaie de faire cela, dès qu’on se rend compte de ce qu’il se passe. Vous pourriez vous couper très sérieusement.
— Donc, vous avez bien un fil invisible. Très ingénieux… mais à quoi cela sert-il, à part comme art d’agrément ?
Morgan eut un léger sourire.
— Je ne peux pas vous reprocher d’être arrivé trop vite à cette conclusion ; c’est la réaction habituelle. Mais elle est tout à fait fausse ; la raison pour laquelle vous ne pouvez pas voir ce fil vient de ce qu’il n’a que quelques microns d’épaisseur. Beaucoup plus fin qu’un fil d’araignée.
Pour une fois, se dit Rajasinghe en lui-même, une comparaison éculée était pleinement justifiée.
— C’est… incroyable. Qu’est-ce que c’est ?
— Le résultat d’environ deux cents ans de physique de l’état solide. Pour tout le bien que cette explication peut faire – c’est un cristal continu de diamant pseudo-unidimensionnel – quoique ce ne soit pas réellement du carbone pur. Il contient des traces de plusieurs éléments en quantité minutieusement contrôlée. Il ne peut être produit que dans les laboratoires orbitaux où il n’y a pas de pesanteur qui en gêne le processus de croissance.
— Passionnant, murmura Rajasinghe, presque pour lui-même.
Il tira à petits coups sur l’anneau accroché à son doigt, pour vérifier que sa traction était toujours là et qu’il n’avait pas des hallucinations.
— Je peux me rendre compte que cela peut avoir toutes sortes d’applications techniques. Cela ferait un magnifique fil à couper le beurre…
Morgan se mit à rire.
— Un homme peut couper un arbre avec, en deux minutes. Mais ce filament est délicat à manier – et même dangereux. Il nous a fallu inventer des enrouleurs-dévideurs spéciaux – nous les appelons des « mini-bobineuses ». Cette boîte en est une, motorisée, destinée aux démonstrations. Son moteur peut soulever deux cents kilos et je lui trouve toujours de nouveaux usages. Le petit exploit d’aujourd’hui n’était pas le premier, en aucune façon.
Presque à regret, Rajasinghe retira son doigt de l’anneau. Celui-ci commença à tomber puis se mit à se balancer sans aucun moyen visible de suspension jusqu’à ce que Morgan appuie sur un bouton et que la mini-bobineuse l’enroule avec un léger ronronnement.
— Vous n’avez pas fait tout ce voyage, Dr Morgan, pour simplement m’impressionner avec cette dernière merveille de la science – bien que je sois vraiment impressionné. J’aimerais savoir ce que tout cela a à faire avec moi.
— Beaucoup de choses, monsieur l’Ambassadeur, répondit l’ingénieur soudain aussi sérieux que protocolaire. Vous êtes tout à fait dans le vrai en pensant que ce produit aura de nombreuses applications dont nous commençons seulement à entrevoir quelques-unes. Et l’une d’elles, pour le meilleur ou pour le pire, va faire de cette petite île le centre du monde. Non… pas seulement du monde. De tout le système solaire. Grâce à ce filament, Taprobane sera la plate-forme de départ vers toutes les planètes. Et un jour, peut-être… les étoiles.