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Le pont ultime

Paul et Maxine étaient deux de ses meilleurs et plus vieux amis ; pourtant, jusqu’à ce moment, lui et elle ne s’étaient jamais rencontrés, ni, pour autant que Rajasinghe le sût, n’avaient même jamais communiqué entre eux. Il n’y avait guère de raison pour qu’ils le fassent ; personne, en dehors de Taprobane, n’avait jamais entendu parler du Pr Sarath, mais tout le système solaire aurait immédiatement reconnu Maxine Duval, à sa vue ou à sa voix.

Ses deux hôtes étaient installés dans les larges et profonds fauteuils de la bibliothèque, tandis que Rajasinghe était assis devant la console principale de la villa. Ils avaient tous le regard fixé sur un quatrième personnage, qui se tenait debout, immobile.

Trop immobile. Un visiteur venu du passé, ne connaissant rien des miracles électroniques tout à fait communs de l’époque, aurait pu décider au bout de quelques secondes qu’il regardait un mannequin de cire superbement détaillé. Cependant, un examen plus attentif lui aurait révélé deux faits déconcertants. Le « mannequin » était assez transparent pour que le contour des choses se vît nettement à travers, et ses pieds se perdaient dans le flou à quelques centimètres au-dessus du tapis.

— Connaissez-vous cet homme ? demanda Rajasinghe.

— Je ne l’ai jamais vu de ma vie, répondit instantanément Sarath. Il serait préférable qu’il soit important pour que vous m’ayez fait revenir de Maharamba. Nous étions sur le point d’ouvrir la Chambre des Reliques.

— Moi, j’ai dû abandonner mon trimaran alors que les régates du lac Saladin commençaient, dit Maxine Duval avec, dans sa voix fameuse de contralto, une intonation juste assez importunée pour remettre proprement à sa place n’importe qui dont la peau aurait été moins épaisse que celle du Pr Sarath. Et je le connais, bien entendu. Veut-il construire un pont entre Taprobane et l’Hindoustan ?

Rajasinghe se mit à rire :

— Non… nous avons une chaussée routière parfaitement utilisable depuis deux siècles. Je suis désolé de vous avoir obligés à venir tous les deux ici… bien que vous, Maxine, me l’ayez promis depuis vingt ans.

— C’est vrai, soupira-t-elle. Mais je dois passer tellement de temps au studio que j’en oublie parfois qu’il existe un monde réel à l’extérieur, occupé par quelque cinq mille amis qui me sont chers, et une cinquantaine de millions de connaissances intimes.

— Dans quelle catégorie rangez-vous le Dr Morgan ?

— Je l’ai rencontré… oh, deux ou trois fois. Nous avons fait une émission spéciale avec lui lorsque le Pont a été achevé. C’est un personnage très impressionnant.

Venant de Maxine Duval, se dit Rajasinghe, c’était vraiment un compliment. Depuis plus de trente ans, elle était peut-être le membre le plus respecté de son exigeante profession et avait remporté tous les honneurs que celle-ci pût offrir. Le prix Pulitzer, le trophée du Global Times, le prix David-Frost – et ce n’était là que la partie visible de l’iceberg. Elle venait de reprendre son activité après deux ans comme professeur de journalisme audio-visuel à la chaire Walter-Cronkite de l’université Columbia.

Tout cela l’avait adoucie mais nullement ralentie. Elle n’était plus la féministe parfois fougueuse qui avait une fois déclaré : « Étant donné que les femmes ont l’avantage de faire des enfants, probablement la nature a-t-elle donné aux hommes quelque talent en compensation. Mais pour le moment, je ne vois pas lequel. » Néanmoins, elle avait récemment plongé dans la confusion l’infortuné président d’un jury dans une émission télévisée par une réflexion faite à haute voix : « Je suis une femme journaliste, Bon Dieu, pas une marchande de journaux. »

Il n’y avait jamais eu aucun doute sur sa féminité : elle avait été mariée quatre fois, et son choix de partenaires à la télévision était célèbre. Quel que fût leur sexe, ces partenaires étaient toujours jeunes, et athlétiques afin qu’ils puissent déplacer rapidement, en dépit de leur encombrement, jusqu’à vingt kilos de matériel de communication. Ceux de Maxine étaient invariablement très virils et très beaux ; c’était une vieille plaisanterie dans la corporation de dire que tous ses partenaires dans l’exercice de sa profession l’étaient aussi dans d’autres exercices. Cette plaisanterie était tout à fait sans rancœur car même ses rivaux les plus féroces dans le métier avaient pour Maxine presque autant de sympathie que d’envie.

— Désolé pour les régates, dit Rajasinghe, toutefois, je note que le Marlin III a gagné très aisément sans vous. Je pense que vous admettrez que c’était le plus important… mais laissons Morgan parler pour lui-même.

Il lâcha la touche « Arrêt image » sur le projecteur et la forme figée s’anima instantanément.

— Je m’appelle Vannevar Morgan. Je suis ingénieur en chef de la division Terre de la Compagnie Terrienne de Construction. Ma dernière réalisation a été le pont de Gibraltar. Maintenant, je voudrais parler d’autre chose d’incomparablement plus ambitieux.

Rajasinghe jeta un regard autour de la pièce. Exactement comme il s’y était attendu, Morgan avait capté toute leur attention.

Il s’adossa dans son fauteuil, et attendit que le communiqué maintenant familier, et pourtant toujours presque incroyable, se déroule. Bizarre, se dit-il, comme on accepte rapidement les conventions de cette présentation et qu’on ignore des erreurs assez importantes dans les contrôles d’inclinaison et de niveau. Même le fait que Morgan « bougeait » tout en restant à la même place, et la perspective totalement fausse des scènes d’extérieur, ne parvenaient pas à détruire la sensation de réalité.

— L’ère spatiale date de près de deux cents ans. Pendant plus de la moitié de ce temps, notre civilisation a été complètement dépendante de la multitude de satellites qui orbitent à présent autour de la Terre. Si quoi que ce soit arrivait aux systèmes de satellites de communication mondiale, de prévision et de contrôle des conditions météorologiques, de prospection des ressources terrestres et océaniques, de télécommunication et d’information, nous retomberions dans un âge de ténèbres. Durant le chaos qui s’ensuivrait, la maladie et la faim détruiraient une grande partie de la race humaine.

» Et en regardant au delà de la Terre, maintenant que nous avons des colonies qui se suffisent à elles-mêmes sur Mars, sur Mercure et sur la Lune, que nous exploitons les incalculables richesses des astéroïdes, nous apercevons les débuts d’un véritable commerce interplanétaire. Quoique cela ait pris un peu plus longtemps que les optimistes le prédisaient, il est à présent évident que la conquête de l’air n’a été, en fait, qu’un modeste prélude à la conquête de l’espace.

» Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à un problème fondamental – un obstacle qui barre la route à tout progrès futur. Quoique des générations de recherches aient fait de la fusée la forme la plus fiable de propulsion jamais inventée…

(— A-t-il songé à la bicyclette ? marmotta Sarath.)

— … les véhicules spatiaux restent toujours d’un rendement lourdement insuffisant. Pis même, leur effet sur l’environnement est effrayant. En dépit de toutes les tentatives afin de contrôler les corridors d’approche, le bruit au décollage et à la rentrée perturbe des millions de gens. Les produits d’échappement lâchés dans la haute atmosphère ont déclenché des modifications climatiques qui peuvent avoir de très sérieuses conséquences. Tout le monde se souvient de la crise de cancer de la peau des années vingt, provoquée par la percée du rayonnement ultra-violet – ainsi que du prix astronomique des produits chimiques qu’il fallut pour rétablir l’ozonosphère.