» Pourtant, si nous traçons une projection de la croissance du trafic spatial jusqu’à la fin du siècle, nous constatons que le tonnage Terre-orbite devra être augmenté de presque cinquante pour cent. Cela ne pourra être fait qu’à un prix intolérable pour notre manière de vivre – peut-être même pour notre existence. Et il n’y a rien que les ingénieurs spécialistes de fusées puissent faire ; ils ont à peu près atteint les limites de rendement fixées par les lois de la physique.
» Qu’y a-t-il comme possibilité ? Depuis des siècles, les hommes ont rêvé d’antigravité ou de « propulsions spatiales ». Personne n’a jamais découvert le moindre indice que des choses de ce genre soient possibles ; aujourd’hui nous pensons que ce ne sont que des fantasmes. Et pourtant dans la même décennie où fut lancé le premier satellite, un audacieux ingénieur russe conçut un système qui rendrait la fusée archaïque. Il fallut des années avant que quelqu’un prît Youri Artsutanov au sérieux. Il a fallu des siècles à notre technologie pour rattraper sa vision.
Chaque fois qu’il passait l’enregistrement, il semblait à Rajasinghe que Morgan devenait réellement vivant à ce moment. Il était facile de voir pourquoi ; à présent, l’ingénieur était dans son propre domaine, il ne répétait plus des informations venant d’un domaine spécialisé qui lui était étranger. Et malgré toutes ses réserves et toutes ses craintes, Rajasinghe ne pouvait éviter de partager un peu cet enthousiasme. C’était une émotion qui, aujourd’hui, intervenait rarement dans sa vie.
— Allez dehors, n’importe quelle nuit claire, poursuivait Morgan, et vous verrez cette merveille banale de notre époque… des étoiles qui ne se lèvent ni ne se couchent jamais, mais sont fixes, immobiles dans le ciel. Nous… comme nos parents… et leurs parents… considérons depuis longtemps comme tout à fait banals les satellites et les stations spatiales synchrones qui orbitent au-dessus de l’équateur à la même vitesse que celle de la rotation de la Terre, et, par conséquent, restent éternellement suspendus au-dessus du même endroit.
» La question que se posa Artsutanov avait l’éclat quasi enfantin du vrai génie. Un homme simplement intelligent n’aurait jamais pu y penser… ou l’aurait immédiatement rejetée comme absurde.
» Si les lois de la mécanique céleste font qu’il est possible à un objet de rester fixe dans le ciel, ne serait-il pas possible d’en descendre un câble jusqu’à la surface – et ainsi d’établir un système transporteur reliant la Terre à l’espace ?
» Cette théorie n’avait rien d’inexact, mais les problèmes pratiques étaient énormes. Le calcul montrait qu’aucune matière existante n’était suffisamment résistante, le meilleur acier se briserait sous son propre poids longtemps avant qu’il puisse franchir les trente-six mille kilomètres entre la Terre et l’orbite synchrone.
» Cependant, même les meilleurs aciers n’approchaient pas, de très loin, les limites théoriques de résistance. À une échelle microscopique, des matériaux avaient été créés au laboratoire avec une beaucoup plus grande résistance à la rupture. S’ils pouvaient être produits en masse, le rêve d’Artsutanov pourrait devenir une réalité, et les conditions économiques du transport spatial en seraient complètement transformées.
» Avant la fin du XXe siècle, des matériaux super-résistants – des hyperfilaments – avaient commencé à sortir du laboratoire. Mais ils étaient extrêmement onéreux, ils coûtaient maintes fois leur poids en or. Il en fallait des millions de tonnes pour construire un système qui puisse transporter tout le trafic partant de la Terre, et le rêve resta donc un rêve.
» Jusqu’à il y a quelques mois. À présent, les usines spatiales peuvent fabriquer des quantités pratiquement illimitées d’hyperfilament. Enfin, nous pouvons construire le Transporteur Spatial – ou la Tour Orbitale, comme je préfère l’appeler. Car, dans un certain sens, c’est une tour s’élevant à travers l’atmosphère et loin, très loin au delà…
Morgan s’effaça, comme un fantôme soudain exorcisé. Il fut remplacé par un globe terrestre de la grosseur d’un ballon de football, tournant lentement. Se déplaçant à une longueur de bras au-dessus de ce globe et restant toujours fixée au-dessus du même endroit à l’équateur, une étoile scintillante marquait l’emplacement d’un satellite synchrone.
Partant de cette étoile, deux minces traits de lumière se mirent à s’allonger – l’un descendant tout droit vers la Terre, l’autre allant exactement dans la direction opposée, dans l’espace.
— Quand on bâtit un pont, poursuivit la voix désincarnée de Morgan, on commence par les deux bouts pour se rejoindre au milieu. Pour la tour orbitale, c’est exactement le contraire. On doit la construire simultanément vers le haut et vers le bas depuis le satellite synchrone, selon un programme minutieux. L’astuce est de toujours garder le centre de gravité de la structure, en équilibre au point stationnaire ; si on ne le fait pas, la construction passera sur une mauvaise orbite et se mettra à tomber lentement en spirale vers la Terre.
Le trait de lumière descendant atteignit l’équateur ; au même moment le trait allant dans le sens opposé s’arrêta aussi.
— La hauteur totale doit être d’au moins quarante mille kilomètres, et les cent kilomètres inférieurs qui descendent à travers l’atmosphère pourraient être la partie la plus critique, car, là, la tour peut être exposée à de fortes tempêtes. Sa stabilité ne sera assurée que lorsqu’elle sera solidement ancrée au sol.
» Alors, pour la première fois dans l’histoire, nous aurons un escalier menant au ciel – un pont vers les étoiles. Un système simple de transporteur, actionné par l’électricité peu coûteuse, remplacera la fusée bruyante et onéreuse, qui ne sera plus utilisée que pour son rôle approprié de transport dans l’espace lointain. Voici un dessin possible de la tour orbitale…
L’image de la Terre en rotation s’effaça lorsque la caméra descendit rapidement vers la tour et passa à travers ses murs pour en révéler la coupe transversale.
— Vous pouvez voir qu’elle consiste en quatre tubes identiques – deux pour le trafic montant, deux pour le trafic descendant. Songez-y comme une sorte de métro ou de chemin de fer vertical à quatre voies, entre la Terre et l’orbite synchrone.
» Des capsules transportant des passagers, du fret, du combustible monteraient et descendraient dans les tubes à plusieurs milliers de kilomètres à l’heure. Des centrales thermonucléaires placées à intervalles fourniraient toute l’énergie nécessaire ; comme au moins quatre-vingt-dix pour cent en seraient récupérés, le prix de revient net par passager ne serait que de quelques dollars. Car lorsque les capsules retomberaient vers la Terre, leurs moteurs agiraient comme des freins magnétiques, et produiraient de l’électricité. Contrairement aux vaisseaux spatiaux à leur rentrée, les capsules ne perdraient pas toute leur énergie à échauffer l’atmosphère et à déclencher des bangs soniques ; elle serait réinjectée dans le système. On pourrait dire que les véhicules descendants actionneraient les véhicules montants ; de telle façon que, même à la plus prudente estimation, ce transporteur aurait un rendement cent fois plus efficace que n’importe quelle fusée.
» Et il n’y a pratiquement pas de limite au trafic qu’il pourrait assurer, car des tubes supplémentaires pourraient y être ajoutés selon la nécessité. Si un moment venait jamais où un million de personnes par jour voulaient quitter la Terre – ou y revenir – la tour orbitale pourrait faire face à la tâche. Après tout, les métros de nos grandes villes en ont déjà fait autant naguère…