— Rani, dit-il, demandez à Dravindra de sortir mes grosses chaussures s’il peut les trouver. Je vais monter sur le Rocher.
Rani feignit de lâcher son plateau d’étonnement.
— Aiyo Mahathaya ! gémit-elle, simulant la désolation, vous devez être fou ! Souvenez-vous de ce que le Dr McPherson vous a dit…
— Ce charlatan écossais lit toujours mon cardiogramme à l’envers. De toute façon, ma chère, quelle raison de vivre me restera-t-il lorsque vous et Dravindra me quitterez ?
Il ne disait pas cela tout à fait en plaisanterie, et fut aussitôt confus de s’apitoyer ainsi sur lui-même. Car Rani l’avait senti et des larmes lui étaient montées aux yeux.
Elle se détourna, afin qu’il ne pût voir son émotion et dit en anglais :
— Je vous ai offert de rester… au moins durant la première année de Dravindra…
— Je sais mais je m’en voudrais d’y songer. À moins que Berkeley ait changé depuis la dernière fois que je l’ai vu, Dravindra aura besoin de vous là-bas. (« Pas plus que moi pourtant, quoique d’une manière différente », ajouta-t-il silencieusement en lui-même.) Et que vous obteniez ou non votre diplôme, vous ne pouvez commencer trop tôt à vous entraîner pour devenir l’épouse d’un président d’université.
Rani sourit.
— Je ne suis pas certaine que ce soit un sort qui me réjouirait à en juger d’après quelques horribles exemples que j’ai vus. (Elle revint au taprobani.) Vous n’êtes pas vraiment sérieux, n’est-ce pas ?
— Tout à fait sérieux. Pas jusqu’au sommet, bien sûr… seulement jusqu’aux fresques. Voilà cinq ans que je ne suis pas allé les voir. Si je tarde encore longtemps…
Il était inutile de terminer la phrase.
Rani le considéra quelques instants en silence, puis décida qu’il serait futile de discuter.
— Je le dirai à Dravindra, dit-elle. Et à Jaya – pour le cas où ils devraient vous porter pour revenir.
— Très bien… quoique je sois sûr que Dravindra pourrait se charger de ça tout seul.
Rani lui adressa un sourire ravi, où se mêlaient la fierté et le plaisir. Ce jeune couple, songea-t-il affectueusement, avait été son plus grand coup de chance à la loterie d’État, et il espérait que leurs deux années de service social leur avaient été aussi agréables qu’à lui. À cette époque, les serviteurs personnels étaient le plus rare des luxes, accordé seulement à des hommes d’un mérite exceptionnel ; Rajasinghe ne connaissait aucun autre citoyen qui en eût trois.
Afin d’économiser ses forces, il utilisa un trois-roues à énergie solaire pour traverser les Jardins de Plaisir ; Dravindra et Jaya préférèrent marcher, prétendant que cela irait plus vite. (Ils avaient raison mais ils pouvaient prendre des raccourcis.) Il monta très lentement, s’arrêtant plusieurs fois pour reprendre son souffle, jusqu’à ce qu’il ait atteint le long corridor de la Galerie Basse, où le Mur Miroir était parallèle à la paroi du Rocher.
Observée par les habituels touristes curieux, une jeune archéologue d’un des pays africains explorait le mur à la recherche d’inscriptions, à l’aide d’un puissant éclairage oblique. Rajasinghe eut envie de l’avertir que la chance de faire une nouvelle découverte était virtuellement nulle. Paul Sarath avait passé vingt ans de sa vie à examiner chaque millimètre carré de la surface, et son ouvrage en trois volumes, Les Graffiti du Yakkagala, était un monument d’érudition qui ne serait jamais surpassé… si ce n’était que parce qu’aucun autre homme ne serait jamais plus aussi habile à lire les inscriptions en taprobani archaïque.
Ils étaient tous deux jeunes quand Paul avait commencé l’œuvre de sa vie. Rajasinghe pouvait se souvenir d’avoir été à ce même endroit pendant que l’épigraphiste assistant en second du Département d’Archéologie qu’était alors Paul calquait les marques presque indéchiffrables sur le plâtre jaune et traduisait les poèmes dédiés aux beautés peintes sur le rocher au-dessus. Après tous ces siècles, les vers pouvaient encore éveiller des échos dans le cœur humain.
Cet espoir-là avait été en partie exaucé, en partie déçu. Les dames du Rocher étaient restées là deux fois plus longtemps que le prêtre l’avait imaginé et avaient survécu jusqu’à une époque au delà de ses rêves les plus extrêmes. Mais qu’il en restait peu ! Certaines des inscriptions faisaient allusion aux « cinq cents jeunes filles à la peau dorée » ; même en tenant compte d’une considérable licence poétique, il était clair que même pas un dixième des fresques originales avait échappé aux ravages du temps ou à la malfaisance de l’homme.
Elles avaient certainement survécu de loin à un scribe orgueilleux, qui avait cru tout à fait inutile de mentionner son nom.
J’ai ordonné que la route soit dégagée, afin que les pèlerins puissent voir les belles filles qui sont sur le flanc de la montagne. Je suis le Roi.
Au cours des années, Rajasinghe – porteur lui-même d’un nom royal et sans doute également porteur de multiples gènes royaux – avait souvent pensé à ces mots ; ils démontraient si parfaitement la nature éphémère de la puissance et la futilité de l’ambition. Je suis le Roi. Ah, mais quel roi ? Le monarque qui s’était tenu debout sur ces dalles de granit – à peine usées alors, voilà huit cents ans – était probablement un homme capable et intelligent, mais qui ne pouvait concevoir qu’un temps viendrait jamais où il disparaîtrait dans un anonymat aussi profond que celui du plus humble de ses sujets.
L’attribution de cette inscription était maintenant au delà de toute possibilité de recherche. Une douzaine de rois au moins auraient pu graver ces lignes hautaines ; certains avaient régné durant des années, certains quelques semaines seulement ; très peu, en fait, étaient paisiblement morts dans leur lit. Personne ne saurait jamais si le roi qui avait jugé inutile de donner son nom était Mahatissa II, ou Bhatikabhaya, ou Vijayakumara III, ou Gajabahukagamani, ou Candamukhasiva, ou Moggallana Ier, ou Kittisena, ou Sirisamghabodhi… ou quelque autre monarque même pas mentionné dans la longue histoire embrouillée de Taprobane.
Le préposé, chargé du petit ascenseur, fut surpris de voir son distingué visiteur et salua Rajasinghe avec déférence. Pendant que la cage montait lentement les quinze mètres entiers, celui-ci se souvint comment il l’aurait autrefois dédaignée pour l’escalier en spirale, que Dravindra et Jaya grimpaient en ce moment quatre à quatre, dans l’exubérance insoucieuse de la jeunesse.
L’ascenseur s’arrêta en cliquetant et Rajasinghe sortit sur la petite plate-forme d’acier débordant de la paroi du Rocher. Au-dessous et derrière se trouvait une centaine de mètres de vide, mais le solide grillage de fer offrait une ample sécurité ; même le plus décidé des candidats au suicide n’aurait pu s’échapper de la cage – assez grande pour contenir une douzaine de personnes – accrochée sous la vague de pierre figée dans un éternel déferlement.
Là, dans ce creux accidentel, où la paroi de rocher formait un enfoncement peu profond et les protégeait ainsi des éléments, se trouvaient les survivantes de la cour divine du roi. Rajasinghe les salua en silence, puis se laissa aller avec gratitude dans la chaise que lui tendait le guide officiel.