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— Votre Majesté, dit la voix patiente de l’Adigar de la cour, les ambassadeurs sont sur le point de repartir. Ils souhaitent vous présenter leurs respects.

Ah oui, ces deux envoyés au teint pâle venus de par delà l’océan de l’Ouest ! Il serait désolé de les voir s’en aller, car ils avaient apporté des nouvelles, dans leur abominable taprobani, de bien des merveilles – quoique aucune, admettaient-ils volontiers, n’égalât ce palais-forteresse dans le ciel.

Kalidasa tourna le dos à la montagne coiffée de blanc et au paysage grillé, papillotant au soleil, et il se mit à descendre les marches de granit vers la salle d’audience. Derrière lui, le chambellan et ses assistants portaient des présents d’ivoire et de joyaux pour les hommes, grands et fiers, qui attendaient pour lui dire adieu. Bientôt, ils emporteraient les trésors de Taprobane de l’autre côté de la mer vers une ville, des siècles plus jeune que Ranapura, et peut-être, durant un petit moment, distrairaient-ils de ses obscures pensées l’empereur Hadrien.

Sa robe mettant une tache d’orange sur le plâtre blanc des murs du temple, le Mahanayake Thero marchait lentement vers le parapet nord. Loin au-dessous, s’étendaient le damier des rizières d’un horizon à l’autre, les lignes sombres des fossés d’irrigation, le miroitement bleu de la Paravana Samudra – et au delà de cette mer intérieure, les dômes sacrés de Ranapura, flottant comme des bulles fantômes, impossiblement énormes, quand on se rendait compte de leur véritable distance. Depuis trente ans, il avait contemplé ce panorama toujours changeant, mais il savait qu’il ne pourrait jamais saisir tous les détails de sa complexité fugitive. Les teintes, les limites changeaient avec chaque saison – et même avec chaque nuage qui disparaissait. Le jour où il disparaîtrait à son tour, se disait le Bodhidharma, il verrait encore quelque chose de nouveau.

Une seule chose choquait dans tout ce paysage au dessin exquis. Aussi minuscule qu’il apparût de cette altitude, le bloc gris du Rocher Démon semblait un intrus étranger. De fait, la légende voulait que le Yakkagala fût un fragment du pic himalayen producteur d’herbes médicinales que le dieu-singe Hanuman avait lâché, alors qu’il portait en hâte à la fois la montagne et le remède à ses compagnons blessés, quand les batailles du Ramayana furent terminées.

De cette distance, il était, bien entendu, impossible de distinguer aucun détail de la folie de Kalidasa, à part une faible ligne qui suggérait le rempart extérieur des Jardins de Plaisir. Cependant, une fois cette idée venue, tel était l’impact du Rocher Démon, qu’elle était impossible à oublier. Le Mahanayake Thero pouvait voir en imagination, aussi nettement que s’il se tenait entre elles, les pattes de l’énorme lion, se détachant de la paroi escarpée du Rocher – tandis qu’au-dessus se dressaient les remparts sur lesquels il était facile de croire que le roi maudit se promenait toujours…

Un violent coup de tonnerre s’abattit, avec un fracas qui atteignit un tel crescendo de puissance qu’il sembla ébranler la montagne elle-même. En une longue secousse, il courut dans le ciel, pour aller diminuant vers l’est. Durant de longues secondes, ses échos roulèrent aux limites de l’horizon. Personne ne pouvait prendre cela comme l’annonce de pluies à venir ; elles n’étaient pas attendues avant encore trois semaines et le Contrôle Mousson ne se trompait jamais de plus de vingt-quatre heures. Lorsque les grondements se furent éteints au loin, le Mahanayake se tourna vers son compagnon :

— Et voilà pour les prétendus couloirs réservés de rentrée dans l’atmosphère, dit-il, avec légèrement plus de mécontentement qu’un adepte du Dharma n’aurait dû se permettre. Pouvons-nous avoir une mesure en décibels ?

Le jeune moine parla brièvement dans son micro-bracelet et attendit une réponse.

— Oui… le son a atteint un maximum de cent vingt décibels. Soit cinq de plus que le précédent record.

— Envoyez la protestation habituelle au Centre de contrôle Kennedy ou Gagarine, quel que soit celui qui est en cause. Réflexion faite, protestez auprès des deux. Quoique cela ne change rien, bien entendu.

Tandis qu’il suivait de l’œil la traînée de vapeur qui se dissolvait dans le ciel, le Bodhidharma Mahanayake Thero – quatre-vingt-cinquième du nom – eut soudain une idée tout à fait extravagante pour un moine. Kalidasa aurait su traiter de la manière convenable les responsables de lignes interplanétaires qui ne pensaient qu’en dollars par kilo mis sur orbite… une manière impliquant probablement l’empalement, ou des éléphants chaussés de fer, ou l’huile bouillante.

Mais la vie était, bien sûr, tellement plus simple, voilà deux mille ans.

2

L’ingénieur

Ses amis, dont le nombre s’amenuisait malheureusement avec les années, l’appelaient Johan. Le monde, lorsqu’il se souvenait de lui, l’appelait Raja. Son nom entier résumait cinq cents ans d’histoire : Johan Oliver de Alwis Sri Rajasinghe.

Il avait été un temps où les touristes qui visitaient le Rocher l’avaient poursuivi avec leurs appareils photographiques et leurs magnétophones, mais, à présent, toute une génération ne savait plus rien de l’époque où il était le personnage le plus connu du système solaire. Il ne regrettait pas sa gloire passée, car elle lui avait valu la gratitude de toute l’humanité. Mais elle lui avait aussi apporté de vains regrets pour les erreurs qu’il avait commises… et des remords pour les vies qu’il avait gaspillées, alors qu’un peu plus de prévoyance ou de patience aurait pu les épargner. Bien entendu, c’était facile à présent, dans la perspective de l’histoire, de voir ce qui aurait dû être fait pour éviter la Crise d’Auckland, ou pour rassembler les signataires rétifs du Traité de Samarcande. Se blâmer des erreurs involontaires du passé était une folie et, pourtant, il y avait des moments où sa conscience le faisait souffrir davantage que les élancements diminuants de cette vieille balle patagone.

Personne n’avait cru que sa retraite durerait aussi longtemps.

— Vous serez de retour avant six mois, lui avait dit le président mondial Chu. Le pouvoir est une intoxication.

— Pas pour moi, avait-il répondu avec assez de vérité.

Car le pouvoir lui était échu ; il ne l’avait jamais cherché. Et cela avait toujours été un genre de pouvoir limité très spécial – plus consultatif qu’exécutif. Il n’était que conseiller spécial – avec rang d’ambassadeur – aux Affaires Politiques, relevant directement du président et du Conseil, avec un état-major qui n’avait jamais dépassé la dizaine de collaborateurs – onze, si l’on comptait ARISTOTE (son terminal avait encore accès direct aux banques de mémoire et de traitement d’« Ari », et ils se parlaient l’un à l’autre plusieurs fois par an). Mais vers la fin, le Conseil avait invariablement suivi ses avis, et le monde lui avait attribué beaucoup du mérite qui aurait dû revenir aux fonctionnaires ignorés, dédaignés du Département de la Paix.

Et ainsi était-ce l’ambassadeur itinérant Rajasinghe qui bénéficiait de toute la publicité, tandis qu’il allait d’un point critique à un autre, calmant les susceptibilités ici, désamorçant les crises là et manipulant la vérité avec un art consommé, ne mentant jamais vraiment, bien entendu, ce qui aurait été désastreux. Sans l’infaillible mémoire d’Ari, il n’aurait jamais pu garder le contrôle des trames compliquées qu’il était parfois contraint d’ourdir, afin que l’humanité puisse vivre en paix. Lorsqu’il en était venu à se prendre au jeu pour le jeu, il avait été temps d’abandonner.