Et vice versa, naturellement. Le Vagabond pouvait comprendre complètement et exactement ce que signifiait « le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés ». Mais il pouvait difficilement avoir la moindre lueur de ce que Keats avait dans l’esprit quand il écrivait :
ou moins encore :
Néanmoins, dans l’espoir de corriger cette déficience, le Vagabond reçut également des milliers d’heures de musique, de théâtre et de scènes de la vie terrestre, humaine et autre. D’un commun accord, une certaine censure y fut exercée. Bien que la tendance de l’espèce humaine à la violence et à la guerre pût difficilement être niée (il était trop tard pour reprendre l’Encyclopédie), seuls quelques exemples prudemment choisis en furent transmis. Et jusqu’à ce que le Vagabond fût sûrement hors de portée, le contenu normal des réseaux de télévision fut tout à fait inhabituellement anodin.
Durant des siècles – peut-être en fait, jusqu’à ce que le Vagabond ait atteint son objectif suivant – des philosophes débattraient de sa compréhension réelle des affaires et des problèmes humains. Mais sur un point, il n’y eut pas de désaccord sérieux. La centaine de jours qu’avait duré son passage à travers le système solaire avait changé irrévocablement les idées des hommes sur l’univers, son origine et leur place dans cet univers.
15
Bodhidharma
Lorsque la porte massive, sculptée de motifs compliqués de lotus, se referma avec un léger déclic derrière lui, Morgan sentit qu’il avait pénétré dans un autre monde. Ce n’était pas du tout la première fois qu’il se trouvait en un lieu jadis sacré pour quelque grande religion ; il avait vu Notre-Dame, Sainte-Sophie, Stonehenge, le Parthénon, Karnak, Saint-Paul et au moins une douzaine d’autres grands temples, églises et mosquées. Mais il les avait tous vus comme des reliques figées du passé – de splendides exemples d’art ou d’architecture, mais sans rapport avec l’esprit moderne. Les croyances qui les avaient créés et maintenus étaient toutes passées dans l’oubli quoique certaines aient survécu encore loin dans le XXIIe siècle.
Mais là, semblait-il, le temps s’était arrêté. Les ouragans de l’histoire avaient soufflé par delà cette citadelle solitaire de la foi, la laissant inébranlée. Comme ils l’avaient fait depuis trois mille ans, les moines priaient et méditaient toujours, et regardaient l’aube se lever.
En traversant la cour sur les dalles usées, polies par les pieds d’innombrables pèlerins, Morgan éprouva une hésitation soudaine et tout à fait inhabituelle. Au nom du progrès, il voulait détruire quelque chose d’ancien et de noble ; et qu’il ne comprendrait jamais complètement.
La vue de la grande cloche de bronze, suspendue dans un campanile qui s’élevait de l’enceinte du monastère, arrêta Morgan sur son chemin. Instantanément, son esprit d’ingénieur avait estimé son poids à cinq tonnes au moins, et elle était très vieille. Comment diable ?…
Le moine remarqua sa curiosité et lui adressa un sourire de compréhension.
— Elle a deux mille ans, dit-il. C’était un cadeau de Kalidasa le Maudit que nous estimâmes opportun de ne pas refuser. Selon la légende, il fallut dix ans – et la vie d’une centaine d’hommes – pour la monter jusqu’au sommet de la montagne.
— Quand est-elle utilisée ? demanda Morgan après avoir digéré cette information.
— À cause de son odieuse origine, on ne la fait sonner qu’en temps de malheur. Je ne l’ai jamais entendue, ni aucun homme vivant. Elle a sonné le glas, sans intervention humaine, lors du grand tremblement de terre de 2017. Et la fois d’avant, ce fut en 1522, quand les envahisseurs ibériques incendièrent le temple de la Dent et s’emparèrent de la Relique sacrée.
— Donc après tout cet effort… elle n’a jamais été utilisée ?
— Peut-être une douzaine de fois dans les derniers deux mille ans. Le funeste destin de Kalidasa pèse toujours sur elle.
Cela pouvait être d’une bonne religion, ne put s’empêcher de penser Morgan, mais sûrement pas d’une saine économie. Et il se demanda irrévérencieusement combien de moines avaient succombé à la tentation de taper sur la cloche, oh, tout doucement, juste pour entendre eux-mêmes le timbre inconnu de sa voix défendue…
Ils passaient à présent devant un énorme rocher sur lequel un petit escalier conduisait à un pavillon tout doré. C’était là, s’aperçut Morgan, le vrai sommet de la montagne ; il savait ce que ce petit temple était censé contenir, mais de nouveau, le moine l’éclaira sur ce sujet.
— L’empreinte d’un pied, dit-il. Les Musulmans croyaient que c’était celui d’Adam ; il se serait arrêté ici après avoir été chassé du Paradis terrestre. Les Hindous l’attribuaient à Siva ou à Saman. Mais pour les bouddhistes, bien entendu, c’était l’empreinte de l’Inspiré.
— Je remarque que vous employez le passé, dit Morgan d’une voix prudemment neutre. Que croit-on à présent ?
Le visage du moine ne montra aucune émotion quand il répondit :
— Le Bouddha était un homme comme vous et moi. L’empreinte dans la pierre – et c’est une pierre très dure – a deux mètres de long.
Cela semblait régler la question, et Morgan n’en eut pas d’autres à poser, pendant que le moine le conduisait au long d’un petit cloître qui aboutissait à une porte ouverte. Le moine cogna mais n’attendit pas de réponse et fit signe au visiteur d’entrer.
Morgan s’était à demi attendu à trouver le Mahanayake Thero assis les jambes croisées sur une natte, probablement entouré d’encens et de moines chantonnant. Il y avait, en effet, juste une trace d’encens dans l’air froid, mais le supérieur titulaire du vihare de la Sri Kanda était assis derrière un bureau tout à fait ordinaire, équipé de terminaux standard de vision et de mémoire. Le seul élément inhabituel dans la pièce était une tête de Bouddha un peu plus grande que nature, posée sur un socle dans un coin. Morgan ne pouvait dire si elle était réelle ou simplement une projection.
En dépit de ce décor conventionnel, il y avait peu de chance pour que le supérieur du monastère pût être pris par erreur pour n’importe quel autre genre de dirigeant. En dehors de l’inévitable robe jaune, le Mahanayake Thero possédait deux autres caractéristiques qui, à cette époque, étaient vraiment très rares. Il était complètement chauve et il portait des lunettes.
Les deux, présuma Morgan, résultaient d’un choix délibéré. Comme la calvitie pouvait être si facilement guérie, ce crâne d’ivoire luisant devait être rasé ou épilé. Et il ne pouvait se souvenir quand il avait vu des lunettes pour la dernière fois, sauf dans des images ou des drames historiques.
La combinaison était fascinante et déconcertante. Morgan se trouva dans l’impossibilité virtuelle de deviner l’âge du Mahanayake Thero ; ce pouvait être n’importe lequel depuis quarante ans en pleine force de l’âge jusqu’à quatre-vingts ans bien conservés. Et ces verres, tout transparents qu’ils fussent, dissimulaient pourtant les pensées et les émotions qui étaient derrière.