Alors qu’il commençait à goûter aux divers mets – dont la plupart lui étaient totalement inconnus – Morgan adressa un regard interrogateur au Mahanayake Thero qui secoua la tête.
— Nous ne mangeons pas avant midi. L’esprit fonctionne plus clairement le matin et ne doit donc pas être distrait par des choses matérielles.
Tout en grignotant de tout à fait délicieuses papayes, Morgan réfléchit à l’abîme philosophique représenté par cette simple déclaration. Pour lui, un estomac vide pouvait être vraiment très perturbant, inhibant complètement les fonctions mentales supérieures. Ayant toujours bénéficié d’une bonne santé, il n’avait jamais essayé de dissocier l’esprit et le corps, et ne voyait pas de raison pour qu’on dût le faire.
Tandis que Morgan mangeait son petit déjeuner exotique, le Mahanayake Thero s’excusa et, durant quelques minutes, ses doigts dansèrent à une vitesse étourdissante sur le clavier de sa console. Comme la sortie de l’imprimante était en pleine vue, la politesse obligea Morgan à regarder ailleurs. Inévitablement, ses yeux tombèrent sur la tête du Bouddha. Elle était probablement réelle car son socle projetait une légère ombre sur le mur qui était derrière. Pourtant même cela n’était pas concluant. Le socle pouvait très bien être solide et la tête, une projection soigneusement mise en place dessus ; ce trucage était fréquent.
Il y avait là une œuvre d’art qui, comme la Joconde, à la fois reflétait les sentiments de l’observateur et imposait sa puissance sur eux. Mais les yeux de Mona Lisa étaient ouverts, même si personne ne saurait jamais ce qu’ils regardaient. Les yeux du Bouddha étaient complètement ternes, des miroirs vides dans lesquels un homme pouvait perdre son âme ou découvrir un univers.
Sur les lèvres errait un sourire plus ambigu encore que celui de Mona Lisa. Cependant était-ce vraiment un sourire ou un simple jeu de lumière ? Déjà, il était parti, remplacé par une expression de tranquillité surhumaine. Morgan ne pouvait détacher son regard de ce visage hypnotique et seul le bruissement familier d’une feuille à la sortie de la console le ramena à la réalité – si c’était la réalité…
— J’ai pensé que vous aimeriez avoir un souvenir de votre visite, disait le Mahanayake Thero.
Comme Morgan acceptait la feuille qui lui était tendue, il fut surpris de voir qu’elle était en parchemin pour archives, non pas, comme habituellement, en vulgaire papier destiné à être jeté après quelques heures d’utilisation. Il ne pouvait pas en lire un seul mot, à part une discrète référence alpha-numérique dans le coin en bas à gauche ; elle était entièrement en ces caractères aux enjolivures compliquées qu’il pouvait maintenant reconnaître comme l’écriture taprobani.
— Merci, dit-il avec autant d’ironie qu’il put. Qu’est-ce que c’est ?
Il en avait une très bonne idée ; les actes officiels avaient une étroite ressemblance, quelle que fût leur langue… ou leur époque.
— Une copie de l’accord entre le roi Ravindra et le Maha Sangha daté Vesak de l’an 854 de votre calendrier. Il établit la propriété des terres du temple… à perpétuité. Les droits spécifiés dans ce document furent reconnus même par les envahisseurs.
— Par les Calédoniens et les Hollandais, je crois. Mais pas par les Ibères.
Si le Mahanayake Thero fut surpris par l’ampleur des informations qu’avait reçues Morgan, il ne le trahit pas, même par le plus léger haussement de sourcils.
— Ils n’étaient guère respectueux de la loi et de l’ordre, particulièrement lorsqu’il s’agissait d’autres religions. J’espère que leur philosophie de la force qui prime le droit ne vous attire pas.
Morgan eut un sourire quelque peu forcé.
— Certainement pas, répondit-il.
Mais où était la limite ? se demanda-t-il en silence. Lorsque les intérêts écrasants d’une grande organisation étaient en jeu, la moralité conventionnelle passait souvent à la seconde place. Les meilleurs cerveaux juridiques de la Terre, humains et électroniques, seraient bientôt concentrés sur cet endroit. S’ils ne pouvaient pas trouver les bonnes réponses, une situation très déplaisante pourrait en advenir – une situation qui pourrait faire de lui un scélérat, pas un héros.
— Puisque vous avez soulevé la question de l’accord de 854, permettez-moi de vous rappeler qu’il se rapporte seulement aux terres à l’intérieur des limites du temple – lesquelles sont nettement déterminées par les murs.
— Correct. Mais elles renferment le sommet entier.
— Vous n’avez aucune autorité sur les terres hors de ce périmètre.
— Nous avons les droits de tout propriétaire de terrain. Si les voisins y portent atteinte, nous devrons obtenir réparation légale. Ce n’est pas la première fois que le cas a été soulevé.
— Je sais. À propos du funiculaire.
Un faible sourire passa sur les lèvres du Mahanayake Thero.
— Vous avez bien travaillé votre sujet, le félicita-t-il. Oui, nous nous y sommes opposés avec vigueur, pour maintes raisons… quoique j’admette, maintenant qu’il est là, que nous en avons souvent été bien contents. (Il s’interrompit, méditatif, puis ajouta :) Il y a eu quelques problèmes mais nous avons réussi à coexister. Les simples curieux et touristes se contentent de rester sur la plate-forme d’observation ; quant aux vrais pèlerins, nous sommes, bien entendu, toujours heureux de les accueillir sur le sommet.
— Alors, peut-être pourrions-nous trouver un arrangement dans le cas présent. Quelques centaines de mètres d’altitude ne feraient aucune différence pour nous. Nous pourrions laisser le sommet intact, et tailler une autre plate-forme dans la montagne, comme pour le terminus du funiculaire.
Morgan se sentait nettement mal à l’aise sous le regard appuyé des deux moines qui l’examinaient de près. Il n’avait guère de doute que l’absurdité de sa suggestion ne leur échapperait pas, mais quand ce ne serait que pour la forme, il devait la faire.
— Vous avez un sens très particulier de l’humour, Dr Morgan, dit enfin le Mahanayake Thero. Que resterait-il de l’esprit de la montagne – de la solitude que nous avons recherchée depuis trois mille ans – si ce monstrueux système est érigé ici ? Attendez-vous de nous que nous trahissions la foi des millions de gens qui sont venus en ce lieu sacré, souvent au prix de leur santé… et même de leur vie ?
— Je comprends très bien vos sentiments, répondit Morgan. (Mais mentait-il ? Il se le demanda.) Nous ferions, naturellement, de notre mieux pour minimiser tout trouble de jouissance. Toutes les installations nécessaires seraient enterrées dans la montagne. Seul le transporteur serait à l’extérieur et il serait tout à fait invisible de n’importe quelle distance. L’aspect général de la montagne serait complètement inchangé. Même votre fameuse ombre, que je viens justement d’admirer, ne serait virtuellement pas touchée.
Le Mahanayake Thero se tourna vers son collègue comme pour en avoir confirmation. Le Vénérable Parakarma regarda Morgan droit dans les yeux :
— Et le bruit ?
« Bon sang, se dit Morgan, mon point le plus faible. » Les capsules chargées surgiraient de la montagne à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure – plus la vitesse qui leur serait imprimée par les installations terrestres serait grande, moins la tour suspendue subirait d’effort. Bien entendu, les passagers ne pouvaient pas supporter une accélération de plus d’un demi-g{Symbole de l’intensité de la pesanteur. (N.d.T.)} ou environ, mais les capsules jailliraient quand même à une fraction appréciable de la vitesse du son.