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Même à ce moment, au tout début de sa campagne, cette image était trop proche pour être réconfortante.

19

Les rives du lac Saladin

Presque toutes les simulations par ordinateur d’histoire hypothétique laissent penser que la bataille de Poitiers (en 732) fut l’un des désastres majeurs de l’humanité. Si Charles Martel avait été défait, l’Islam aurait peut-être résolu les divergences internes qui le déchiraient et poursuivi la conquête de l’Europe. Ainsi des siècles de barbarie chrétienne auraient été évités, la Révolution Industrielle se serait produite presque mille ans plus tôt et, à présent, nous aurions atteint les étoiles les plus proches au lieu, simplement, des planètes les plus éloignées…

… Mais le destin en voulut autrement, et les armées du Prophète refluèrent en Afrique. L’Islam se maintint, tel un fascinant fossile, jusque vers la fin du XXe siècle. Puis, brusquement, il se désintégra dans le pétrole…

(Allocution du président : Symposium du Bicentenaire Toynbee, Londres, 2089.)

— Saviez-vous, dit le Sheik Farouk Abdullah, que je me suis maintenant nommé grand amiral de la Flotte du Sahara ?

— Cela ne me surprendrait pas, monsieur le Président, répondit Morgan, le regard fixé sur l’étincelante étendue bleue du lac Saladin. Si ce n’est pas un secret naval, combien de bâtiments avez-vous ?

— Dix pour le moment. Le plus grand est un hydroglisseur dépendant du Croissant rouge. Il passe toutes les fins de semaine à secourir les navigateurs incompétents. Mon peuple n’est pas encore bien habile sur l’eau… Regardez cet idiot qui essaie de virer de bord ! Après tout, deux cents ans, ce n’est vraiment pas assez de temps pour passer des chameaux aux bateaux.

— Vous avez eu des Cadillac et des Rolls Royce entre-temps, cela aurait sûrement dû faciliter la transition.

— Nous les avons encore, la Silver Ghost de mon arrière-arrière-arrière-grand-père est tout comme si elle était neuve. Mais je dois être juste… ce sont les visiteurs qui se mettent en difficultés en tentant d’affronter nos vents locaux. Nous nous en tenons aux bateaux à moteur. Et l’année prochaine, j’aurai un sous-marin garanti capable d’atteindre les soixante-dix-huit mètres de la profondeur maximale du lac.

— Pour quoi donc faire ?

— À présent, on nous dit que l’Erg était plein de trésors archéologiques. Naturellement, personne ne s’en est inquiété avant qu’il soit submergé.

Cela ne servait à rien de presser le président de la RANA – la République Autonome Nord-Africaine – et Morgan se garda bien d’essayer. Quoi que puisse dire la Constitution, le Sheik Abdullah disposait à lui seul de plus de puissance et d’argent qu’à peu près aucun autre homme sur Terre, et, même encore plus important, il savait se servir des deux.

Il venait d’une famille qui n’avait pas peur de prendre des risques et avait très rarement eu à le regretter. Son premier pari – et le plus fameux –, qui lui avait attiré la haine du monde arabe tout entier durant presque un demi-siècle, avait été l’investissement de ses abondants pétrodollars dans la science et la technologie d’Israël. Cet acte clairvoyant avait mené directement à l’exploitation minière de la mer Rouge, la victoire sur les déserts et beaucoup plus tard, au pont de Gibraltar.

— Je n’ai pas à vous dire, Van, dit enfin le Sheik, combien votre nouveau projet me fascine. Et après tout ce à travers quoi nous sommes passés ensemble pendant la construction du Pont, je sais que vous seriez capable de le réaliser… si l’on vous en donnait les moyens.

— Merci.

— Mais j’ai quelques questions à poser. Je ne vois pas encore clairement pourquoi il faut une station intermédiaire – et pourquoi elle est à une altitude de vingt-cinq mille kilomètres.

— Il y a plusieurs raisons. Nous avons besoin d’une puissante centrale électrique vers cette altitude ; ce qui y entraînerait, de toute façon, une assez massive construction. Puis il nous est apparu que sept heures, c’était trop long pour rester enfermé dans une cabine plutôt étroite, et couper le voyage offrait de nombreux avantages. Nous n’aurions pas à nourrir les passagers durant le parcours – ils pourraient manger et se dégourdir les jambes à la Station. Nous pourrions également optimiser le dessin du véhicule ; seules les capsules de la partie inférieure auraient à être aérodynamiques. Celles du parcours supérieur pourraient être beaucoup plus simples et plus légères. La station intermédiaire ne servirait pas seulement de point de transbordement, mais également de centre d’opérations et de contrôle – et finalement, croyons-nous, deviendrait par elle-même un important lieu d’attraction et de séjour pour de nombreux visiteurs.

— Mais elle n’est pas placée au point intermédiaire ! Elle est presque – hum – aux deux tiers de la distance jusqu’à l’orbite stationnaire.

— Exact, le point médian serait à dix-huit mille kilomètres et non à vingt-cinq mille. Mais il y a un autre facteur : la sécurité. Si la partie supérieure était sectionnée, la station intermédiaire ne s’abattrait pas sur la Terre.

— Pourquoi ?

— Elle aurait assez de force vive pour garder une orbite stable. Bien entendu, elle tomberait vers la Terre, mais elle resterait hors de l’atmosphère. Elle serait donc parfaitement sûre – elle deviendrait simplement une station spatiale, se mouvant sur une orbite elliptique de dix heures. Deux fois par jour, elle se retrouverait à l’endroit où elle était et par la suite, elle pourrait être remise en place. En théorie, du moins…

— Et en pratique ?

— Oh ! je suis certain que cela pourrait être fait. Certainement, les gens et le matériel à bord de la station pourraient être sauvés. Mais nous n’aurions même pas cette possibilité si nous l’établissions à une altitude plus basse. Tout ce qui retombe d’au-dessous de la limite des vingt-cinq mille kilomètres percute l’atmosphère et est consumé en cinq heures ou moins.

— Avez-vous l’intention d’informer les passagers effectuant le parcours Terre-station intermédiaire de ce fait ?

— Nous espérons qu’ils seront trop occupés à admirer le coup d’œil pour s’en inquiéter.

— Vous en parlez comme s’il s’agissait d’un téléphérique panoramique.

— Pourquoi pas ? Sauf que le plus haut téléphérique panoramique ne monte qu’à trois mille mètres seulement ! Nous parlons de quelque chose de dix mille fois plus haut.

Il y eut un long silence tandis que le Sheik Abdullah réfléchissait.

— Nous avons raté une occasion, dit-il enfin. Nous aurions pu avoir des ascenseurs panoramiques montant à cinq kilomètres de hauteur dans les piles du Pont.

— Ils figuraient dans le dessin original mais nous les avons abandonnés pour la raison habituelle… l’économie.

— Peut-être avons-nous commis une erreur, ils auraient pu se rembourser d’eux-mêmes. Et je viens de m’apercevoir d’autre chose. Si cet… hyperfilament… avait été disponible à l’époque, je suppose que le Pont aurait pu être construit pour la moitié de ce qu’il a coûté.

— Je ne voudrais pas vous mentir, monsieur le Président. Pour moins du cinquième. Mais sa construction aurait été retardée de plus de vingt ans, donc vous n’y avez rien perdu.

— Il faudra que j’en discute avec mes comptables. Certains ne sont pas encore convaincus que c’était une bonne idée, même si le taux de croissance du trafic est en avance sur les prévisions. Mais je ne cesse de leur dire que l’argent n’est pas tout – la République avait besoin du Pont psychologiquement et culturellement, tout autant qu’économiquement. Saviez-vous que dix-huit pour cent des gens qui le traversent en voiture le font simplement parce qu’il est là, et pour nulle autre raison. Et ensuite, ils le retraversent immédiatement bien qu’ils aient à payer le péage dans les deux sens.