Comme Morgan était en contact permanent avec ses deux secrétaires – l’un humain, l’autre électronique – il ne s’attendait pas à des surprises lorsqu’il entra dans son bureau après un vol rapide, en revenant de la RANA. Comparée aux habitudes du temps passé, son organisation était extraordinairement réduite. Il avait moins de trois cents personnes, hommes et femmes, sous son autorité directe, mais les capacités de calcul et de traitement de l’information dont ils disposaient ne pouvaient être égalées par la population simplement humaine de la planète entière.
— Eh bien, comment cela a marché avec le Sheik ? demanda Warren Kingsley, son suppléant et ami depuis longtemps, dès qu’ils furent seuls.
— Très bien, je pense que nous tenons l’affaire. Cependant, je n’arrive toujours pas à croire que nous sommes arrêtés par un problème aussi stupide. Qu’en dit le département juridique ?
— Il nous faut absolument obtenir une décision de la Cour Mondiale. Si la Cour admet que c’est une question d’un intérêt mondial irrésistible, nos révérends amis devront déménager… quoique s’ils décident de s’obstiner, on se trouvera dans une situation désagréable. Peut-être devriez-vous leur envoyer un petit tremblement de terre pour les aider à en prendre leur parti.
Le fait que Morgan fît partie du conseil d’administration de la Générale de Tectonique était un vieux sujet de plaisanterie entre eux ; mais la GT – heureusement peut-être – n’avait jamais découvert un moyen de maîtriser et de diriger les tremblements de terre, ni ne comptait y parvenir. Le mieux qu’elle pût espérer était de les prévoir et d’en détourner inoffensivement l’énergie avant qu’ils puissent faire de gros dommages. Même comme cela, son taux de réussite ne dépassait pas beaucoup les soixante-quinze pour cent.
— Bonne idée, fit Morgan. J’y réfléchirai. Où en est notre autre problème ?
— Prêt à démarrer. Voulez-vous voir maintenant ?
— O.K. ! Faites-moi voir le pire.
Les fenêtres du bureau s’obscurcirent, et une grille de lignes luminescentes apparut au centre de la pièce.
— Regardez cela, Van, dit Kingsley. Voilà le régime qui cause des ennuis.
Des rangées de lettres et de chiffres se matérialisèrent dans l’air vide – vitesses, charges utiles, accélérations, temps de transit. Morgan les assimila d’un coup d’œil. Le globe terrestre avec ses parallèles et ses méridiens flottait dans l’air juste au-dessus de la moquette ; et le fil lumineux qui marquait la position de la tour orbitale s’en élevait jusqu’à un peu plus de la hauteur d’un homme.
— Cinq cents fois la vitesse normale ; échelle latérale exagérée cinquante fois. On y va.
Une force invisible s’était mise à tirer sur le trait lumineux, l’écartant de la verticale. Cette perturbation se déplaçait vers le haut en imitant, via les millions de calculs par seconde de l’ordinateur, l’ascension d’une capsule chargée à travers le champ magnétique terrestre.
— Quel est le décalage ? demanda Morgan, essayant de suivre des yeux les détails de la simulation.
— À présent, environ deux cents mètres. Il va atteindre les trois cents avant…
Le fil se cassa net. À l’allure ralentie qui représentait des vitesses réelles de milliers de kilomètres à l’heure, les deux morceaux de la tour sectionnée se mirent à s’éloigner l’un de l’autre en s’enroulant – l’un vers la Terre, l’autre, comme un ressort, vers l’espace… Mais Morgan n’était plus entièrement conscient de cette catastrophe imaginaire, qui n’existait que dans le cerveau de l’ordinateur ; il s’y superposait à présent la réalité qui l’avait hanté depuis des années.
Il avait vu ce film vieux de deux siècles, au moins cinquante fois, et il en avait examiné les parties, image par image, jusqu’à en connaître tous les détails par cœur. C’était, après tout, le plus onéreux métrage de film jamais tourné. Il avait coûté à l’État de Washington plusieurs millions de dollars par minute.
On y voyait le pont mince – trop mince – et élégant qui enjambait le canyon. Il n’y passait pas de circulation ; mais une voiture avait été abandonnée à mi-chemin par son conducteur. Et ce n’était pas étonnant, car le pont se comportait comme jamais aucun auparavant dans toute l’histoire des grands travaux.
Il semblait impossible que des milliers de tonnes de métal puissent exécuter un tel ballet aérien ; on aurait plus facilement cru que le pont était en caoutchouc plutôt qu’en acier. De vastes ondulations lentes, ayant des mètres d’amplitude, parcouraient toute la longueur du pont, de telle façon que la chaussée suspendue entre les pylônes se tordait en arrière et en avant comme un serpent furieux. Le vent qui soufflait dans le canyon émit un son beaucoup trop bas pour qu’une oreille humaine puisse le capter lorsqu’il atteignit la « fréquence naturelle » de la magnifique construction condamnée. Durant des heures, les vibrations de torsion s’étaient amplifiées et personne ne savait quand viendrait la fin. Déjà, ces spasmes prolongés d’agonie étaient une manifestation dont les infortunés constructeurs auraient bien pu se passer.
Soudain les câbles de suspension se rompirent, claquant vers le haut comme de meurtriers fouets d’acier. La chaussée plongea dans le fleuve en se tordant et en tournoyant ; des fragments de sa structure volant dans toutes les directions. Même quand il était projeté à vitesse normale, le cataclysme final semblait avoir été filmé au ralenti ; l’échelle du désastre était telle que l’esprit humain n’avait pas de base de comparaison. En réalité, il dura peut-être cinq secondes ; au bout de ce temps, le pont de la passe de Tacoma avait acquis une place inexpugnable dans l’histoire des grands travaux. Deux cents ans plus tard, une photographie de ses derniers moments était au mur du bureau de Morgan, avec la légende : « L’un de nos produits les moins réussis. »
Pour Morgan, ce n’était pas une plaisanterie, mais un rappel permanent que l’inattendu peut toujours frapper en traître. Quand le pont de Gibraltar avait été en cours d’étude, il avait relu soigneusement l’analyse classique de la catastrophe de Tacoma par von Karman, s’efforçant d’apprendre tout ce qu’il pouvait de l’une des erreurs les plus coûteuses du passé. Il n’y avait pas eu de problèmes sérieux de vibration même dans les pires tempêtes venues en rugissant de l’Atlantique quoique la chaussée se soit écartée d’une centaine de mètres de son axe – exactement comme on l’avait calculé.
Mais le transporteur spatial représentait un tel bond en avant dans l’inconnu que quelques surprises désagréables étaient virtuellement une certitude. Les forces du vent dans la partie atmosphérique étaient faciles à estimer mais il était également nécessaire de tenir compte des vibrations causées par l’arrêt et le départ des capsules – et même, sur une structure aussi énorme, des effets de marée dus au Soleil et à la Lune. Et pas seulement séparément mais agissant tous à la fois ; avec peut-être un séisme occasionnel pour compliquer le problème, dans l’analyse du prétendu « pire des cas ».