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— Toutes les simulations dans ce régime de « tonnes transportées par heure » donnent le même résultat. Les vibrations s’amplifient jusqu’à ce qu’il y ait rupture vers les cinq cents kilomètres. Il nous faudra renforcer le système amortisseur… formidablement.

— C’est bien ce que je craignais, que nous faut-il ?

— Dix mégatonnes de plus.

Morgan pouvait tirer une morne satisfaction de ce chiffre. C’était tout près de ce qu’il avait estimé, en utilisant son intuition d’ingénieur et les mystérieuses ressources de son subconscient. Maintenant l’ordinateur l’avait confirmé ; ils devraient augmenter la masse d’« ancrage » sur orbite de dix millions de tonnes.

Même sous l’aspect de travaux de terrassement terrestres, il était difficile de considérer cette masse comme insignifiante ; c’était l’équivalent d’une sphère de pierre d’environ deux cents mètres de diamètre. Morgan eut une soudaine vision du Yakkagala tel qu’il l’avait vu récemment, se dressant dans le ciel de Taprobane. S’imaginer hisser cela à quarante mille kilomètres dans l’espace ! Heureusement, ce ne serait peut-être pas nécessaire ; il y avait au moins deux autres solutions.

Morgan laissait toujours ses subordonnés réfléchir par eux-mêmes ; c’était le seul moyen de donner des responsabilités ; cela le soulageait d’une grande partie du fardeau qui pesait sur lui – et en de nombreuses occasions, ses collaborateurs étaient arrivés à des solutions qu’il aurait pu ne pas voir.

— Que suggérez-vous, Warren ? demanda-t-il tranquillement.

— Nous pourrions utiliser l’un des lanceurs de fret lunaires et envoyer dix mégatonnes de roc lunaire dans l’espace. Ce serait une entreprise longue et coûteuse, et il faudrait encore toute une opération à partir d’une base spatiale pour attraper ce matériau et le diriger sur l’orbite finale. Il y aurait également un problème psychologique…

— Oui, je m’en rends compte ; nous ne voudrions pas un autre San Luiz Domingo…

San Luiz avait été ce village – heureusement tout petit – d’Amérique du Sud qui avait reçu un envoi égaré de métal lunaire traité, destiné à une station spatiale sur orbite basse. Le guidage terminal n’avait pas fonctionné, et il en avait résulté le premier cratère météorique créé par l’homme – avec deux cent cinquante morts. Depuis lors, la population de la planète Terre avait toujours été très ombrageuse à l’égard des exercices de tir dans l’espace.

— Une bien meilleure solution serait de capturer un astéroïde ; nous avons recherché ceux qui ont des orbites convenables et nous en avons trouvé trois prometteurs. Ce que nous voulons, en fait, c’est un astéroïde contenant du carbone – nous pourrons alors utiliser celui-ci comme matière première quand nous installerons l’usine de traitement, faisant ainsi d’une pierre deux coups.

— Une pierre plutôt grosse, mais c’est probablement la meilleure idée. Ne parlons plus du lanceur lunaire – un million d’envois de dix tonnes le bloquerait pendant dix ans, et certains d’entre eux s’égareraient forcément. Si vous ne trouvez pas d’astéroïde assez gros, nous pourrons toujours envoyer la masse complémentaire par le transporteur lui-même – quoique je déteste perdre toute cette énergie, si on pouvait l’éviter.

— Ce serait peut-être le moyen le plus économique. Compte tenu du rendement des dernières centrales thermonucléaires, cela ne coûterait que vingt dollars d’électricité pour hisser une tonne jusqu’à l’orbite.

— Êtes-vous certain de ce chiffre ?

— C’est un prix ferme donné par le Département Central de l’Énergie.

Morgan demeura silencieux quelques minutes. Puis il dit :

— Les ingénieurs de l’industrie aérospatiale vont me haïr.

Presque autant, ajouta-t-il en lui-même, que le Vénérable Parakarma.

Non… ce n’était pas juste. La haine était un sentiment qui n’était plus possible pour un véritable adepte de la Doctrine. Ce qu’il avait vu dans les yeux de l’ex-docteur Choam Goldberg n’était simplement qu’une opposition implacable ; mais cela pouvait être tout aussi dangereux.

21

Jugement

L’une des spécialités les plus agaçantes de Paul Sarath était cette brusque apostrophe, allègre ou lugubre selon le cas, qui débutait invariablement par les mots : « Avez-vous entendu la nouvelle ? » Bien que Rajasinghe eût souvent été tenté d’y faire la réponse banale : « Oui… je ne suis pas du tout surpris », il n’avait jamais eu le cœur de priver Paul de son petit plaisir.

— De quoi s’agit-il, cette fois ? répondit-il sans beaucoup d’enthousiasme.

— Maxine est sur Global Deux, elle cause avec le sénateur Collins. Je crois que notre ami Morgan a des ennuis. Je vous rappellerai.

L’image de Paul tout excité s’effaça de l’écran pour être remplacée quelques secondes plus tard par celle de Maxine Duval, lorsque Rajasinghe passa sur le principal canal des informations. Elle était assise dans son studio habituel, et parlait au président-directeur général de la Compagnie Terrienne de Construction, qui semblait être dans une humeur à peine contenue d’indignation – probablement artificielle.

— … Sénateur Collins, à présent que la décision de la Cour Mondiale a été prononcée…

Rajasinghe passa toute l’émission sur ENREGISTREMENT, en grommelant :

— Je pensais que ce ne serait pas avant vendredi. (Mais comme il coupait le son et branchait sa liaison privée avec ARISTOTE, il s’exclama :) Mon Dieu, nous sommes vendredi !

Comme toujours, Ari fut en ligne immédiatement.

— Bonjour, Raja. Que puis-je faire pour vous ?

Cette belle voix sans passion, exempte de tout contact avec une gorge humaine, n’avait jamais changé depuis les quarante ans qu’il la connaissait. Des dizaines – peut-être des centaines – d’années après qu’il serait mort, elle parlerait à d’autres hommes exactement comme elle lui avait parlé. (À propos de cela, combien de conversations menait-elle en ce moment ?) Autrefois, cette idée avait déprimé Rajasinghe ; à présent, cela n’avait plus d’importance. Il n’enviait pas l’immortalité d’ARISTOTE.

— Bonjour, Ari. J’aimerais connaître la décision prononcée aujourd’hui par la Cour Mondiale dans l’affaire Astrotechnique contre Vihara de la Sri Kanda. Un résumé suffira – mais passez-moi le texte complet plus tard.

— Première décision. Concession du site du temple à perpétuité confirmée, en vertu de la loi taprobani et mondiale, codifiée sous le numéro 2085. Décision à l’unanimité.

» Deuxième décision. La construction de la tour orbitale projetée, avec son bruit, ses vibrations et son impact sur un site d’une grande importance historique et culturelle, constituerait une nuisance privée encourant opposition en vertu du droit légal de propriété. Au stade actuel, l’intérêt général n’est pas d’une portée suffisante pour affecter nos conclusions. Décision prise à quatre voix contre deux et une abstention.

— Merci, Ari. Annulez le texte complet, je n’en aurai pas besoin. Au revoir.

Bon, ça y était, exactement comme il s’y était attendu. Pourtant, il ne savait pas s’il devait en être soulagé ou désappointé.

Enraciné comme il l’était dans le passé, il était heureux que les vieilles traditions fussent chéries et protégées. Si une chose avait été apprise de l’histoire sanglante de l’humanité, c’était que seuls importaient les individus : aussi excentriques que leurs croyances puissent être, elles devaient être sauvegardées, tant qu’elles n’entraient pas en conflit avec d’autres intérêts plus vastes mais aussi légitimes. Qu’avait donc dit le vieux poète ? « L’État, c’est une chose qui n’existe pas. » Peut-être était-ce aller un peu trop loin, mais cela valait mieux que l’autre extrême.