— Cela présentera quelques problèmes intéressants de synchronisation, mais je vois ce que vous voulez dire. J’aimerais rencontrer les gens qui ont calculé tout cela.
— Vous ne le pouvez pas, en temps réel. Ils sont tous sur Mars. Il vous faudra y aller.
— Je suis tenté, mais j’ai encore quelques autres questions.
— Allez-y !
— La Terre doit absolument avoir ce transporteur, pour toutes les raisons que vous connaissez sans doute. Mais il me semble que Mars pourrait s’en passer. Vous n’avez qu’une part réduite de notre trafic spatial et un taux projeté de croissance beaucoup plus petit. Franchement, cela ne paraît pas avoir beaucoup de sens pour moi.
— Je me demandais quand vous poseriez la question.
— Bien, je la pose.
— Avez-vous entendu parler du projet Eos ?
— Je ne crois pas.
— Eos – en grec « aurore » – le plan de régénérescence de Mars.
— Oh, bien sûr, je suis au courant ! Il nécessiterait la fonte des calottes polaires, n’est-ce pas ?
— Exactement. Si nous pouvions faire fondre toute cette glace et toute cette neige carbonique, plusieurs choses se produiraient. La densité atmosphérique augmenterait au point que les hommes pourraient travailler à l’extérieur sans combinaison spatiale ; et à un stade ultérieur, l’air pourrait même être rendu respirable. Il y aurait des eaux courantes, de petites mers – et par-dessus tout, de la végétation, le début d’une flore et d’une faune soigneusement planifiées. En deux siècles, Mars pourrait être un autre Jardin d’Éden. C’est la seule planète du système solaire que nous pouvons transformer au moyen de la technologie connue. Vénus pourrait bien toujours rester trop chaude.
— Et où se place le transporteur dans tout cela ?
— Il nous faut mettre plusieurs millions de tonnes d’équipement sur orbite. Des miroirs solaires de centaines de kilomètres de diamètre sont le seul moyen pratique de réchauffer Mars. Et nous en aurons besoin en permanence – d’abord pour fondre les calottes glaciaires et ensuite pour maintenir une température confortable.
— Ne pourriez-vous pas tirer tous les matériaux de construction de vos mines des astéroïdes ?
— Une partie, bien entendu. Mais les meilleurs miroirs pour cet usage sont faits en sodium, et celui-ci est rare dans l’espace. Nous devrons l’obtenir des gisements salins de Tharsis – presque au pied du Pavonis, heureusement.
— Et combien de temps tout cela prendra ?
— S’il ne se présente pas de problèmes, le premier stade pourrait être atteint en cinquante ans. Peut-être pour votre centième anniversaire ; ce que les actuaires disent que vous avez trente-neuf pour cent de chances d’atteindre.
Morgan se mit à rire.
— J’admire les gens qui font du travail de recherche aussi approfondi.
— Nous ne survivrions pas sur Mars si nous ne faisions pas attention aux détails.
— Bien, je suis très favorablement impressionné, quoique je garde encore pas mal de réserves. Le financement par exemple…
— Ça c’est mon affaire, Dr Morgan. Je suis le banquier. Vous êtes l’ingénieur.
— Exact, mais vous paraissez connaître pas mal de choses sur les questions techniques et j’ai dû apprendre beaucoup sur les questions économiques – souvent à mes dépens. Avant même que j’envisage de m’engager dans un tel projet, je désirerais avoir un budget détaillé article par article…
— Qui peut vous être fourni…
— … et ce ne serait que le début. Vous ne vous rendez peut-être pas compte qu’il reste encore une énorme quantité de recherches à faire dans une demi-douzaine de domaines… production en masse de matière première pour l’hyperfilament, problèmes de stabilité et de contrôle… je pourrais continuer toute la nuit.
— Ce ne sera pas nécessaire ; nos ingénieurs ont lu tous vos rapports. Ce qu’ils proposent, c’est une expérience à petite échelle qui réglera beaucoup de problèmes techniques et prouvera que le principe est bon…
— Il n’y a pas de doute là-dessus.
— Je suis d’accord, mais c’est stupéfiant, la différence qu’une petite démonstration pratique peut faire. Alors c’est ce que nous voudrions que vous fassiez. Prévoyez le plus petit système possible – juste un fil avec une charge utile de quelques kilogrammes. Faites-le descendre de l’orbite synchrone jusqu’à la Terre. Ensuite utilisez-le pour faire monter quelque chose, simplement pour montrer que les fusées sont dépassées. L’expérience sera relativement peu coûteuse ; elle procurera des renseignements essentiels et un apprentissage fondamental – et de notre point de vue, elle épargnera des années de discussion. Nous pourrons aller trouver le gouvernement de la Terre, la Caisse solaire, les autres banques interplanétaires… et nous n’aurons qu’à leur faire voir la démonstration.
— Vous avez vraiment tout calculé. Quand aimeriez-vous avoir ma réponse ?
— Pour être honnête, dans, disons, cinq secondes. Mais, de toute évidence, l’affaire n’a rien d’urgent. Prenez le temps qui vous semble raisonnable.
— Très bien. Donnez-moi vos avant-projets d’étude, vos analyses de coût et tous les autres renseignements dont vous disposez. Une fois que je les aurai examinés, je vous ferai savoir ma décision dans… oh ! une semaine au plus.
— Merci. Voilà mon numéro. Vous pouvez m’appeler à n’importe quel moment.
Morgan glissa la carte d’identification du banquier dans la fente mémoire de son communicateur et vérifia ENTRÉE CONFIRMÉE sur l’affichage visuel. Avant qu’il n’ait rendu la carte, il avait déjà pris sa décision.
À moins qu’il n’y eût une faille fondamentale dans l’analyse martienne – et il était prêt à parier une grosse somme qu’elle était correcte – sa retraite était terminée. Il avait souvent noté, avec quelque amusement, que s’il réfléchissait fréquemment longtemps et profondément sur des décisions relativement sans importance, il n’avait jamais hésité un instant aux tournants décisifs de sa carrière. Il avait toujours su ce qu’il fallait faire, et s’était rarement trompé.
Et pourtant à ce stade de la partie engagée, il valait mieux ne pas mettre trop de capital émotionnel dans un projet qui pouvait encore s’effondrer. Après que le banquier fut parti pour la première étape de son voyage de retour à Port-Tranquillité, via Oslo et Gagarine, Morgan se découvrit dans l’impossibilité de se livrer à aucune des activités qu’il avait projetées pour la longue soirée nordique ; son esprit était en ébullition, explorant tout l’éventail de futurs soudainement changés.
Au bout de quelques minutes d’allées et venues énervées, il s’assit à son bureau et se mit à établir une liste de priorités dans une sorte d’ordre inverse, commençant par les engagements dont il pouvait le plus facilement se dégager. Avant longtemps, cependant, il constata qu’il ne lui était pas possible de se concentrer sur des questions aussi banales. Loin dans le tréfonds de son esprit, quelque chose le harcelait, essayant d’attirer son attention. Lorsqu’il s’efforçait de saisir quoi, cela lui échappait immédiatement, comme un mot familier mais momentanément oublié.
Avec un soupir de frustration, Morgan quitta son bureau et s’en alla sur la véranda qui courait le long de la façade ouest de l’hôtel. Bien qu’il fît très froid, l’air était tout à fait calme et la température au-dessous de zéro était plus stimulante que désagréable. Le ciel étincelait d’étoiles et un croissant de lune jaunâtre descendait lentement vers son reflet dans le fjord, dont la surface était si sombre et si immobile qu’elle aurait pu être une plaque d’ébène poli.