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Trente ans plus tôt, il s’était trouvé presque au même endroit, avec une jolie fille dont il ne pouvait plus se rappeler nettement l’apparence. Ils venaient tous deux de célébrer leurs premiers diplômes et c’était, en fait, tout ce qu’ils avaient en commun. Ça n’avait pas été une affaire sérieuse ; ils étaient jeunes et avaient passé d’agréables moments en compagnie l’un de l’autre – et ç’avait été suffisant. Pourtant, sans qu’il sache pourquoi, ce souvenir qui s’effaçait l’avait ramené au Trollshaven Fjord à ce moment capital de sa vie. Qu’aurait pensé le jeune étudiant de vingt-deux ans, s’il avait pu savoir que ses pas le ramèneraient en ce lieu de plaisirs resté dans sa mémoire, trente ans après ?

Il y avait à peine une trace de nostalgie ou de mélancolie dans la rêverie de Morgan – seulement une sorte d’amusement songeur. Il n’avait jamais regretté un instant le fait qu’Ingrid et lui se fussent séparés à l’amiable sans même envisager le contrat d’essai habituel d’un an. Elle avait continué par la suite en rendant trois autres hommes modérément malheureux avant de se trouver une situation à la Commission lunaire, et Morgan avait perdu sa trace. Peut-être était-elle en ce moment même là-haut, sur ce croissant brillant, dont la couleur était presque assortie à celle de ses cheveux dorés.

C’était fini pour le passé. Morgan tourna ses pensées vers l’avenir ; où était Mars ? Il fut honteux d’avouer qu’il ne savait même pas s’il était visible ce soir-là. En parcourant du regard le cercle de l’écliptique depuis la Lune jusqu’à l’éblouissant repère de Vénus et plus loin encore, il ne vit rien dans toute cette profusion de joyaux étincelants qu’il pût identifier avec certitude comme étant la planète rouge. C’était excitant de penser que, dans un futur pas très éloigné, il pourrait – lui qui n’avait même jamais voyagé au delà de l’orbite lunaire ! – contempler de ses propres yeux ces magnifiques paysages pourpres et voir les minuscules lunes passer rapidement par toutes leurs phases.

À ce moment, le rêve s’effondra. Morgan resta un instant paralysé, puis rentra brusquement dans l’hôtel, oubliant la splendeur de la nuit.

Il n’y avait pas de console tous usages dans sa chambre : il dut donc descendre dans le hall pour obtenir le renseignement dont il avait besoin. La chance voulut que la cabine fût occupée par une vieille dame qui mit si longtemps à trouver ce qu’elle voulait que Morgan en frappa presque à grands coups sur la porte. Mais finalement, elle s’en alla en marmottant des excuses, et Morgan se trouva en face de tout l’art et le savoir accumulés de l’humanité.

Au temps où il était étudiant, il avait gagné plusieurs championnats de récupération de l’information, en recherchant, contre la montre, d’obscurs renseignements d’après des questionnaires préparés par des juges d’un ingénieux sadisme. (« Quelle fut la hauteur pluviométrique dans la capitale du plus petit État du monde, le jour où le second plus grand nombre de buts fut marqué dans la Coupe mondiale de football ? » était l’une des questions dont il se souvenait avec une affection particulière.) Son habileté s’était encore améliorée avec les années et sa question était parfaitement directe. L’affichage vint en trente secondes, avec beaucoup plus de détails qu’il n’en avait réellement besoin.

Morgan considéra l’écran durant une minute puis secoua la tête avec une stupéfaction déconcertée.

— Ce n’est pas possible que cela leur ait échappé ! murmura-t-il. Mais que peuvent-ils y faire ?

Morgan appuya sur le bouton COPIE IMPRIMÉE et emporta la mince feuille de papier dans sa chambre pour une étude plus approfondie. Le problème était d’une évidence si étourdissante, si consternante, qu’il se demanda si lui-même n’aurait pas laissé échapper une solution tout aussi évidente et se rendrait ridicule en soulevant la question. Cependant il n’y avait aucun moyen possible de faire autrement…

Il regarda sa montre : il était déjà plus de minuit. Mais c’était une chose qu’il devait régler tout de suite.

Au grand soulagement de Morgan, le banquier n’avait pas appuyé sur son bouton NE PAS DÉRANGER. Il répondit immédiatement, la voix un peu surprise.

— J’espère que je ne vous ai pas réveillé, dit Morgan pas très sincère.

— Non… nous sommes sur le point d’atterrir à Gagarine. Quel est le problème ?

— Il s’agit d’environ dix tératonnes{Tératonne (du grec teratos, « monstre ») = un million de millions de tonnes. (N.d.T.)} se déplaçant à deux kilomètres à la seconde. La lune intérieure, Phobos, c’est un bulldozer cosmique qui passerait près du transporteur spatial toutes les onze heures. Je n’ai pas fait le calcul exact des probabilités mais la collision est inévitable tous les quelques jours.

Il y eut un long silence à l’autre bout de la communication. Puis le banquier dit :

— J’aurais pu penser à cela. C’est tellement évident que quelqu’un doit avoir la solution. Peut-être devrons-nous déplacer Phobos.

— Impossible : la masse est beaucoup trop grande.

— Il faut que j’appelle Mars. Le délai de réponse est de douze minutes en ce moment. Je devrais en avoir une d’ici une heure.

« Je l’espère, se dit Morgan. Et il vaudrait mieux qu’elle soit bonne… si toutefois je veux vraiment me lancer dans cette entreprise. »

24

Le doigt de Dieu

Le Dendrobium macarthiae fleurissait habituellement à la venue de la mousson du sud-ouest mais, cette année, il était en avance. Tandis que Johan Rajasinghe, dans sa serre à orchidées, en admirait les fleurs compliquées d’un rose violacé, il se souvint que, la saison dernière, il avait été bloqué dans la serre par une averse torrentielle alors qu’il examinait les premières floraisons.

Il regarda le ciel avec inquiétude ; non, il y avait peu de risque de pluie. Il faisait une journée superbe, avec de minces traînées de nuages, très haut, modérant le soleil féroce. Mais ça, c’était bizarre…

Rajasinghe n’avait jamais rien vu de semblable auparavant. Presque verticalement au-dessus de lui, les bandes nuageuses étaient interrompues par une perturbation circulaire. Elle paraissait être une minuscule tempête cyclonique de quelques kilomètres de diamètre seulement, mais elle rappelait à Rajasinghe quelque chose de complètement différent – le trou provenant d’un nœud dans le bois d’une planche parfaitement aplanie. Il abandonna ses chères orchidées et sortit de la serre pour mieux observer le phénomène. À présent, il pouvait voir que le petit tourbillon se déplaçait lentement à travers le ciel, la trace de son passage nettement marquée par la déformation des traînées nuageuses.

On pouvait facilement imaginer que le doigt de Dieu, descendant du ciel, traçait un sillon dans les nuages. Même Rajasinghe, qui connaissait bien les principes de base du contrôle météorologique, n’avait aucune idée qu’une telle précision fût à présent possible ; mais il pouvait tirer un léger orgueil du fait que, voilà presque quarante ans, il avait joué son rôle dans sa réalisation.

Il n’avait pas été facile de décider les superpuissances restantes à se dessaisir de leurs forteresses orbitales et les remettre à l’Autorité Météorologique mondiale, geste qui était – si la métaphore pouvait être poussée jusque-là – le dernier et le plus spectaculaire exemple de forger des socs de charrue avec des épées. Maintenant les lasers qui avaient autrefois menacé l’humanité dirigeaient leurs rayons sur des parties soigneusement choisies de l’atmosphère ou sur des zones-cibles absorbant la chaleur dans des régions écartées du globe. L’énergie qu’ils contenaient était négligeable comparée à celle de la plus petite tempête ; mais il en est de même pour l’énergie de la pierre qui roule et déclenche une avalanche, ou de l’unique neutron qui provoque une réaction en chaîne.