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L’instrument essentiel de l’opération Fil d’Araignée flottait à présent dans l’un des sas d’amarrage de moyenne dimension de la station, attendant une dernière vérification avant d’être lancé. Il n’avait rien de très spectaculaire et son apparence ne donnait aucune idée de l’énorme quantité de travail et d’argent qu’avait nécessitée sa réalisation.

Ce cône gris terne, de quatre mètres de long et de deux mètres de diamètre à la base, paraissait être fait de métal plein ; il fallait l’examiner de très près pour découvrir le filament étroitement enroulé qui en recouvrait la surface tout entière. En fait, en dehors d’une broche centrale et des bandes de plastique intercalées qui en séparaient les centaines de couches, le cône n’était fait que d’hyperfilament bobiné en pointe – et de quarante mille kilomètres de long.

Deux technologies désuètes et totalement différentes avaient été reprises pour la construction de ce cône gris peu impressionnant. Trois cents ans auparavant, lorsque les télégraphes sous-marins avaient commencé de fonctionner à travers le fond des océans, des hommes avaient perdu des fortunes avant de maîtriser l’art d’enrouler des milliers de kilomètres de câble et de les dévider d’une façon régulière et continue d’un continent à un autre, en dépit des tempêtes et de tous les autres aléas de la mer. Puis, juste un siècle plus tard, certaines des premières armes téléguidées avaient été commandées par de minces fils métalliques qui se déroulaient tandis qu’elles volaient vers leur cible, à quelques centaines de kilomètres à l’heure. Morgan tentait une portée mille fois plus grande que celle de ces reliques du Musée de la Guerre, avec une vitesse cinquante fois supérieure. Cependant, il avait quelques avantages. Son missile filerait dans un vide parfait sauf pour les derniers cent kilomètres et son objectif n’était pas susceptible de faire une manœuvre d’évitement.

La directrice des opérations, projet Fil d’Araignée, attira l’attention de Morgan d’une toux légèrement embarrassée.

— Nous avons encore un petit problème, docteur, dit-elle, nous sommes tout à fait confiants pour la descente – tous les essais et toutes les simulations sur ordinateur sont convaincants, comme vous l’avez vu. C’est le rembobinage du filament qui inquiète le service Sécurité de la station.

Morgan battit vivement des paupières ; il n’avait pas beaucoup réfléchi à la question. Il semblait évident que le problème de réenrouler le filament était insignifiant comparé à celui de le faire descendre. Sûrement, il suffisait pour cela d’un simple treuil à moteur, avec les modifications spéciales nécessaires pour manier une matière aussi fine, à épaisseur variable. Mais il savait que, dans l’espace, on ne devait jamais rien considérer comme chose établie, et que l’intuition – spécialement celle d’un ingénieur placé sur la Terre – pouvait être un guide plein de traîtrise.

Voyons… lorsque l’expérience sera terminée, on coupera l’extrémité terrestre et Ashoka se mettra à réenrouler le filament. Naturellement quand on tire – aussi fort que ce soit – sur un bout d’un fil de quarante mille kilomètres de long, rien ne se passe pendant des heures. Il faudrait une demi-journée pour que la traction parvienne à l’autre bout et que le système commence à se mouvoir dans son ensemble. On maintient donc la tension… Oh !…

— Quelqu’un a fait quelques calculs, reprit l’ingénieur, et s’est aperçu que, lorsqu’on en arrive finalement à la vitesse, on a plusieurs tonnes qui se dirigent vers la station à mille kilomètres à l’heure. Le service Sécurité n’a pas aimé cela du tout.

— Très compréhensible. Que veulent-ils que nous fassions ?

— Programmer un réenroulement plus lent, avec un moment de force vive contrôlé. Si l’on met les choses au pire, ils peuvent nous contraindre à quitter la station pour effectuer ce réenroulement.

— Est-ce que cela retardera l’opération ?

— Non, nous avons établi à toute éventualité un plan pour sortir toute l’installation hors du sas de la station en cinq minutes, si nous le devons.

— Et vous pourrez facilement récupérer le filament ?

— Bien sûr.

— J’espère que vous avez raison. Cette petite ligne de pêche coûte un tas d’argent – et je veux m’en resservir.

Mais où ? se demanda Morgan en lui-même, en regardant le croissant qui grossissait lentement de la Terre. Peut-être vaudrait-il mieux terminer le projet Mars d’abord, même si cela signifiait plusieurs années d’exil. Une fois que Pavonis serait pleinement opérationnel, la Terre serait obligée de suivre, et il ne doutait pas que, d’une manière ou d’une autre, les derniers obstacles seraient surmontés.

Alors, le vide énorme à travers lequel il regardait à présent serait enjambé et la gloire que Gustave Eiffel avait conquise, voilà trois siècles, serait définitivement éclipsée.

28

La première descente

Il n’y aurait rien à voir avant au moins une vingtaine de minutes. Néanmoins, tous ceux dont la présence n’était pas nécessaire dans la cabane de commande étaient déjà dehors, les yeux fixés sur le ciel au-dessus d’eux. Même Morgan éprouvait quelques difficultés à résister à cette impulsion et se rapprochait tout doucement de la porte.

Le plus récent partenaire de Maxine Duval, un solide garçon de moins de trente ans, ne s’écartait que rarement de plus de quelques mètres de lui. Sur ses épaules étaient montés les instruments habituels de son travail – des caméras jumelées dans l’arrangement classique « à droite, en avant, à gauche, en arrière » et, au-dessus de celles-ci, une petite sphère à peine plus grosse qu’un pamplemousse. L’antenne à l’intérieur de cette sphère exécutait des manœuvres très adroites, plusieurs milliers de fois par seconde, de telle façon qu’elle était toujours fixée sur le satellite de communication le plus proche en dépit de tous les mouvements possibles de son porteur. Et à l’autre bout de ce circuit, Maxine, assise confortablement dans son bureau du studio, regardait par les yeux de son lointain alter ego et écoutait par ses oreilles – mais sans fatiguer ses poumons dans l’air glacial. Cette fois-ci, elle avait la meilleure part de l’affaire ; ce n’était pas toujours le cas.

Morgan n’avait consenti à cet arrangement qu’avec quelque répugnance. Il savait que c’était une occasion historique et avait accepté l’assurance de Maxine que son représentant « ne se fourrerait dans les jambes de personne ». Mais il était aussi profondément conscient de tout ce qui pouvait tourner mal dans une expérience aussi nouvelle – spécialement au cours des cent derniers kilomètres de pénétration dans l’atmosphère. Et de plus, il savait également qu’on pouvait compter sur Maxine pour traiter aussi bien l’échec que le succès sans rechercher le sensationnel.

Comme tous les grands reporters, Maxine Duval n’était pas détachée émotionnellement des événements qu’elle observait. Elle pouvait donner tous les points de vue, sans déformer ni omettre aucun des faits qu’elle considérait essentiels. Cependant, elle ne cherchait jamais à cacher ses propres sentiments, bien qu’elle ne les laissât pas devenir importuns. Elle admirait énormément Morgan, avec le respect – envieux – de quelqu’un à qui manque toute réelle capacité créatrice. Depuis la construction du pont de Gibraltar, elle avait toujours attendu de voir ce que l’ingénieur ferait ensuite et elle n’avait pas été déçue. Mais bien qu’elle souhaitât bonne chance à Morgan, elle ne l’aimait pas réellement. À son opinion, l’intensité forcenée de son ambition le rendait à la fois plus grand que nature et moins qu’humain. Elle ne pouvait s’empêcher de le comparer à son second, Warren Kingsley. Alors lui, c’était un homme tout à fait sympathique et aimable (« et un meilleur ingénieur que moi », lui avait un jour dit Morgan, plus qu’à demi sérieusement). Mais personne n’entendrait jamais parler de Warren ; il resterait toujours un terne et fidèle satellite de son éblouissant soleil. Ce qu’en fait il était parfaitement satisfait d’être.